Par Sylvie Malécot,
Président de Millenium I-Research
La Commission Européenne a adopté en mars 2018 un Plan d’Action sur la Finance Durable, contenant trois chapitres de propositions sur la taxonomie de la durabilité, les outils de mesure de la performance financière et le reporting. Le Plan d’Action a été complété par la publication en janvier 2019 d’un document de réflexion sur la façon dont l’Union Européenne pourrait atteindre les objectifs de développement durable d’ici 2030.
Premier volet pratique de mise en œuvre : le reporting. En effet, le 7 mars dernier, Parlement et Conseil européens ont trouvé un accord de principe, qui légitime l’obligation pour les professionnels de la finance d’expliquer à leurs clients les risques et les opportunités dus à l’intégration des dimensions Environnementales, Sociales et de Gouvernance (ESG) dans leur gestion financière. L’objectif premier est d’améliorer la transparence et la formalisation des informations non-financières publiées par l’ensemble des acteurs économiques (entreprises et investisseurs).
La taxonomie est en cours de rédaction, et fait l’objet de débats aussi passionnants que passionnés dans nombre de pays européens. Quant aux mesures de performance extra-financières, elles sont aujourd’hui d’une grande diversité, et leur pertinence est étroitement liée à la qualité des données en amont.
L’effet de levier généré par une harmonisation européenne des critères de durabilité n’est pas sans risques pour les industries nationales, et pour l’économie européenne dans son ensemble. La volonté d’engager les entreprises dans la voie vertueuse de l’ESG ne doit pas créer un handicap concurrentiel face à acteurs mondiaux, peu sensibles à ces critères et moins contraints au plan réglementaire.
La construction de normes européennes suppose la convergence de vues de tous les pays européens. L’harmonie est aisée sur l’exclusion de certaines activités, comme le tabac ou les armes non conventionnelles. Mais des sujets stratégiques suscitent des résistances. Les Allemands ne veulent pas pénaliser leurs industries automobiles et chimiques. Certains pays sont sensibles aux enjeux agricoles. Tous s’accordent à dire qu’il ne faut pas s’imposer un carcan trop strict de normes, si l’on veut garder des champios industriels européens, compétitifs hors du territoire de l’Union.
La transition énergétique est sans doute le thème où les divergences entre états sont les plus marquées.
L’Europe du Nord, obnubilée par les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima, veut rejeter l’énergie nucléaire.
Au-delà de l’approche environnementale d’une énergie bas-carbone, ce sont pour la France des enjeux sociaux et d’indépendance énergétique qui doivent être pris en compte. Grâce à l’énergie nucléaire, la France est l’un des pays les moins émetteurs de gaz à effet de serre au monde.
En France, le système électrique est à 94 % bas carbone grâce à une combinaison alliant énergie nucléaire (77 %) et renouvelables (17 %, avec une part importante d’hydroélectricité). Ces performances permettent à la France d’être parmi les six pays à respecter déjà les recommandations du GIEC pour lutter contre le changement climatique : 80 % d’électricité bas carbone en 2050. On aime à rappeler qu’à consommation énergétique égale, un Allemand émet 80 % de plus de CO2 qu’un Français.
Les questions qui agitent l’Allemagne sur son mixte énergétique sont à cet égard révélateurs. La coalition des deux principaux partis de la République Fédérale d’Allemagne, issue des élections de septembre 2017 a donné mandat à une commission pour traiter des objectifs climat du pays 2020 et 2030, mais aussi pour planifier la fin du charbon dans l’électricité, décider des mesures d’accompagnement et prévoir le financement des mutations structurelles pour les régions touchées. Peter Altmaier, le Ministre de l’Économie et de l’Énergie au pragmatisme légendaire, voudrait rester dans l’histoire politique comme l’artisan de la sortie de l’Allemagne du charbon.
Le contrat de coalition n’annonce pas d’objectif chiffré de réduction de l’usage du charbon dans la production d’électricité. Cependant, l’objectif de renouvelables dans l’électricité, aujourd’hui de 50% en 2030, passe à 65% en 2030. Mathématiquement, le total du charbon et du gaz naturel (55% environ du mix actuel) ne pourra alors représenter plus de 35% de la production d’électricité en 2030 (soit une baisse implicite d’un peu plus d’un tiers). La part des renouvelables dans le mix électrique, aujourd’hui de 36%, doit donc doubler en 12 ans.
Des interrogations demeurent néanmoins, sur la part de gaz par rapport au charbon, la part de gaz renouvelable dans le mix gaz et le caractère véritablement bas-carbone du gaz renouvelable. Ou encore sur l’évolution des coûts de maintien de la stabilité du système électrique face à la montée des productions variables (raccordements, stockage, gestion de la demande et des pics de consommation, effacement).
L’Allemagne a démontré que remplacer une énergie bas carbone (nucléaire) par d’autres énergies bas carbone (éolien et solaire) ne permet pas de diminuer les émissions de CO2. Le pays est revenu au niveau d’émission de 2009. Reste qu’outre-Rhin, la perspective est claire : de « non au nucléaire, oui aux renouvelables », on passe à « oui aux renouvelables, non au charbon ».
De plus, pour que la taxonomie européenne puisse s’appliquer de manière cohérente à l’intégralité des actifs gérés, il est essentiel de faire évoluer le règlement encadrant la production d’indices et de présenter une initiative d’harmonisation des méthodologies de construction des indices « bas carbone ». Les critères de constitution de la plupart des indices « bas carbone » ne donnent encore qu’une vision partielle et statique du risque « climat », en ne retenant généralement que les données du scope 1 et du scope 2. Il est dans ce sens nécessaire que ceux-ci prennent en compte une vision aussi complète que possible de ces risques en intégrant notamment le scope 3 et des éléments prospectifs.
Compte-tenu des enjeux sociétaux et de l’urgence climatique, la convergence européenne est indispensable pour mobiliser les investissements nécessaires. Mais elle ne doit pas conduire à une orientation systématique des investissements. Certains investisseurs perçoivent aujourd’hui comme un risque une trop forte régulation sur des paramètres extra-financiers, qui conduirait à une valorisation exagérée de structures qu’un label agréerait comme vertueuses, et à l’inverse à une dépréciation forte des actifs considérés par un consensus comme « stranded assets ». Pour ces derniers, il convient d’intégrer dans l’analyse le potentiel de transition.
En ce sens, l’approche européenne commune doit permettre de faciliter, d’optimiser, voire d’accélérer la transition, pour réduire les émissions de CO2 dans des secteurs comme l’automobile ou l’habitat, et mieux intégrer enjeux environnementaux et sociaux.
Pour autant, l’harmonisation européenne ne répondra pas à toutes les questions légitimes que se posent les investisseurs. Il est même important que chaque gérant d’actifs définisse sa propre réponse, en fonction du corpus de valeurs, qui sont celles de son entité ou de son groupe.
La gestion financière qui intègre les paramètres ESG redonne à l’investisseur une vision de long terme, nécessaire pour être en phase avec les enjeux de passif, quand les régulations récentes de gestion de risque ou les nouvelles normes comptables conduisent à une gestion trop souvent court-termiste et procyclique. A ce titre, l’ESG devient contributeur actif des performances financières et des rendements à moyen et long terme des portefeuilles gérés.
Mais comment anticiper ce que seront les défis de l’humanité dans dix, vingt ou cinquante ans ?
La révolution Internet a vingt ans, le téléphone portable moins de trente. Le vieillissement de la population dans les pays développés, et l’explosion des jeunes générations dans les pays émergents, ne sont pour beaucoup que tableaux de chiffres et courbes qui se croisent, sans traduction réelle au sein des investissements. Blockchains, intelligence artificielle, développement des cryptomonnaies, enjeux de bioéthique sont autant de nouveaux défis dans un environnement mondialisé.
La question centrale reste celle du poids de l’extra-financier face à la réalité chiffrée des marchés financiers ? Osons avancer l’idée qu’intégrer l’ESG dans sa politique d’investissement, c’est afficher sa colère contre l’empâtement, contre l’immobilisme. C’est vouloir que l’impact de chaque acte d’investissement (ou de refus d’investir) soit positif, non seulement en termes de performances du portefeuille, mais également par la contribution à un monde meilleur, à une nature préservée, à un contexte social sain, à la prise en compte des enjeux de santé.
1. https://www.caceis.com/fileadmin/documents/pdf/Regulatory-Environment/ESG/Commission_Europeenn_GB_Financer_la_croissance_durable.pdf