Dette sociale hors de controle et en peril.

Dette sociale

Dette sociale : un bien commun en péril ? Nicolas Dufourcq alerte sur l’État-providence hors de contrôle

Quand la dette devient le miroir d’une société

« La dette galope, elle est hors de contrôle. » Le ton est donné. Dans une récente interview au Journal du Dimanche, Nicolas Dufourcq, Directeur général de Bpifrance, revient sur l’enjeu fondamental de la dette sociale française, au moment de la sortie de son ouvrage La dette sociale de la France (Odile Jacob). 

Son constat est clair : l’État-providence, comparable à la nature, est un bien commun qui transcende les clivages politiques. Ni de droite, ni de gauche, mais universel. 

Pourtant, ce modèle, construit patiemment depuis la Libération et souvent cité comme « l’exception française », vacille sous le poids de ses contradictions internes.

La dette sociale, longtemps reléguée dans les débats budgétaires, devient un enjeu central de stabilité et de soutenabilité. Elle incarne à la fois un projet de solidarité et un fardeau financier. Elle est aussi une ligne de fracture idéologique : faut-il continuer à investir dans le social comme moteur de cohésion, ou réduire l’ampleur de l’État-providence pour garantir sa survie ?

L’ambition de Nicolas Dufourcq n’est pas de raviver les polémiques, mais d’éclairer. Comprendre les sources historiques, politiques et financières de cette dérive est indispensable pour construire des solutions. Cet article propose d’explorer ses arguments et de les mettre en perspective avec les apports des grands économistes de Keynes à Hayek, de Friedman à Piketty pour replacer la dette sociale au cœur du débat sur la transition économique et sociétale.

I. L’État-providence, bien commun universel

Dufourcq rappelle une vérité essentielle : l’État-providence n’appartient pas à une couleur politique. Il est né d’un consensus après-guerre, porté par le Conseil National de la Résistance, au moment où la France sortait de la Seconde Guerre mondiale exsangue mais déterminée à bâtir un modèle social protecteur. Retraites, sécurité sociale, assurance chômage : autant de piliers conçus comme une digue contre les inégalités et la pauvreté.

Comparer l’État-providence à la nature est une métaphore puissante. De la même façon qu’on considère l’environnement comme un patrimoine commun, l’État social doit être vu comme un socle partagé. John Rawls, philosophe de la justice, affirmait qu’une société juste se juge à la manière dont elle traite les plus vulnérables. Dans cette optique, l’État-providence est une infrastructure morale autant qu’économique.

Les économistes keynésiens ont depuis longtemps mis en avant la fonction stabilisatrice de la dépense publique sociale. Keynes considérait la politique budgétaire comme un outil de régulation des cycles : en période de crise, la dépense sociale amortit le choc, soutient la demande et évite l’effondrement. Cette logique a été confirmée lors de la crise de 2008 puis du Covid-19 : sans protection sociale, la récession aurait été encore plus brutale.

Amartya Sen, prix Nobel d’économie, a quant à lui souligné le rôle du bien-être collectif dans le développement. L’accès à la santé et à l’éducation n’est pas seulement une question d’équité, mais aussi un levier de croissance. En ce sens, l’État-providence n’est pas une charge mais un investissement de long terme.

Mais alors, comment expliquer que ce modèle protecteur se retrouve aujourd’hui menacé par ses propres finances ?

II. Une dette sociale qui explose

Le cœur du problème, selon Dufourcq, réside dans la dynamique incontrôlée de la dette sociale. Cette dette, distincte de la dette de l’État, est portée par la CADES (Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale). Créée en 1996, elle devait initialement solder les déficits accumulés de la Sécurité sociale. Mais au lieu de se résorber, la dette sociale s’est régulièrement reconstituée, comme une plaie qui se rouvre sans cesse.

Aujourd’hui, elle dépasse les 160 milliards d’euros. Les causes sont multiples :

Vieillissement de la population et explosion des dépenses de retraite.

Hausse structurelle des dépenses de santé, accentuée par les innovations médicales et le Covid-19.

Déficits chroniques de l’assurance chômage, liés aux transformations du marché du travail.

Politiques de baisse de cotisations sociales non compensées.

Comparée à d’autres pays européens, la France se distingue par la générosité de son système social, mais aussi par sa difficulté à contenir les déficits. L’Allemagne a mené, dès les années 2000, des réformes Hartz qui ont réduit le poids de la dette sociale. Les pays nordiques, eux, ont ajusté leur modèle en privilégiant la responsabilisation fiscale et la flexibilité du travail. Les États-Unis, à l’inverse, n’ont jamais construit de véritable protection sociale universelle, ce qui limite leur dette sociale… mais au prix d’inégalités massives.

Friedrich Hayek, grand critique de l’interventionnisme étatique, affirmait que toute expansion illimitée de l’État-providence conduit à une perte de liberté et d’efficacité. Milton Friedman, quant à lui, dénonçait les gaspillages liés à la gestion publique. Leurs mises en garde résonnent dans l’alerte de Dufourcq : un système social généreux mais mal financé peut s’effondrer sur lui-même.

III. Les racines du dérapage financier

Pourquoi la dette sociale française dérape-t-elle ? Dufourcq pointe plusieurs causes structurelles.

D’abord, le financement repose largement sur les cotisations sociales, c’est-à-dire sur le travail. Or, le taux d’emploi, notamment des jeunes et des seniors, reste plus faible qu’ailleurs en Europe. La base contributive est trop étroite par rapport aux dépenses.

Ensuite, les recettes fiscales liées au capital et aux entreprises ont été réduites dans un contexte de concurrence internationale et européenne. Pour rester attractifs, les États abaissent la fiscalité, ce qui prive les systèmes sociaux de ressources. Joseph Stiglitz, prix Nobel, a souvent dénoncé cette « course vers le bas » qui mine la capacité des États à financer leurs biens publics.

Du côté des dépenses, le vieillissement démographique exerce une pression constante. En 2050, un Français sur trois aura plus de 60 ans. Les retraites et les soins de longue durée absorberont une part croissante du PIB.

Enfin, la crise sanitaire a creusé un trou béant : près de 60 milliards d’euros de déficits sociaux ont été transférés à la CADES pendant le Covid.

Thomas Piketty, dans Le Capital au XXIe siècle, rappelle que la redistribution est la condition de la stabilité démocratique. Mais il souligne aussi que, sans réforme fiscale progressive, les inégalités risquent de se creuser, rendant le financement de l’État-providence encore plus instable.

La tension est donc double : comment maintenir la cohésion sociale sans compromettre la soutenabilité financière ?

IV. Quelles solutions possibles ?

Face à cette équation, Dufourcq appelle à sortir des postures idéologiques pour trouver des solutions pragmatiques. Plusieurs pistes se dessinent.

1. Élargir l’assiette de financement

Plutôt que de concentrer le financement sur les salaires, pourquoi ne pas diversifier les sources ? La TVA sociale, par exemple, permet de faire contribuer la consommation plutôt que seulement le travail. Certains économistes suggèrent aussi de taxer davantage le capital ou les flux financiers internationaux.

2. Réformes paramétriques des retraites

Allongement de la durée de cotisation, recul de l’âge de départ : autant de mesures impopulaires mais nécessaires pour équilibrer les comptes. Keynes, pourtant fervent défenseur de la dépense publique, rappelait que tout investissement doit être soutenable dans le temps.

3. Efficacité et productivité des dépenses publiques

Digitalisation, simplification administrative, lutte contre la fraude : autant de leviers pour réduire le gaspillage. L’État-providence doit se réinventer comme un service moderne et agile.

4. Lien avec les enjeux ESG et la transition

La dette sociale n’est pas qu’un problème financier. Elle conditionne la capacité de la France à réussir sa transition écologique et sociale. Comment financer la neutralité carbone si les finances sociales absorbent toute la marge budgétaire ? Les Objectifs de Développement Durable (ODD) de l’ONU rappellent que le progrès social et la soutenabilité environnementale sont indissociables.

V. Vers un consensus pour l’avenir

L’appel de Nicolas Dufourcq vise à dépasser le clivage droite/gauche. La dette sociale n’est pas une arme politique, mais un défi collectif. Comme la nature, elle doit être gérée dans une logique de bien commun.

Pour y parvenir, il faut une gouvernance rénovée. L’Europe pourrait jouer un rôle en harmonisant certaines règles de financement social. La Banque centrale européenne, qui a montré sa capacité à acheter massivement de la dette publique, pourrait-elle étendre son rôle aux dettes sociales ? La question reste ouverte.

Surtout, il faut un pacte de confiance entre citoyens et institutions. Les Français doivent croire que chaque euro de cotisation sert réellement à financer la solidarité. La transparence, l’évaluation et la pédagogie économique sont essentielles.

Préserver l’exception française sans la condamner (?)

La dette sociale française n’est pas un accident passager. Elle est le produit d’une histoire, d’un modèle généreux, mais aussi de décalages financiers persistants. Nicolas Dufourcq a raison de rappeler que le sujet ne doit pas être instrumentalisé : il s’agit de l’avenir de notre cohésion nationale.

Comme le disait Keynes, « à long terme, nous serons tous morts ». 

Mais à court et moyen terme, nous avons la responsabilité d’assurer la pérennité de notre modèle social. Sans réforme, la dette sociale risque de miner la crédibilité budgétaire de la France et de fragiliser la solidarité entre générations.

À l’inverse, une refondation intelligente, élargissant le financement, modernisant les dépenses, et articulant l’État-providence avec la transition écologique, pourrait transformer cette crise en opportunité.

La dette sociale n’est pas qu’une ligne comptable. Elle est le reflet de nos choix de société. 

La question n’est pas de savoir si l’État-providence survivra, mais sous quelle forme et avec quelle légitimité. 

L’enjeu est clair : construire un modèle durable, équitable et soutenable, fidèle à l’esprit du Conseil National de la Résistance et adapté aux défis du XXIe siècle.

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