Les formes de monnaie tendent à changer : les moyens de paiement électroniques sont de plus en plus utilisés, au détriment des paiements en espèces. Certains pays se dirigent ainsi vers des sociétés sans « cash ». Par ailleurs, il est de plus en probable que des monnaies « digitales », émises par les banques centrales, voient le jour sur les années à venir.
La baisse de la présence ou de l’utilisation du cash dans les pays développés
Dans plusieurs pays, l’utilisation de la monnaie fiduciaire (billets de banque et pièces) s’est progressivement raréfiée, au profit de moyens de paiement électroniques. On peut évaluer cette tendance en mesurant les quantités d’espèces en circulation ou la fréquence d’utilisation de la monnaie fiduciaire.
Si on se concentre sur les quantités d’espèces en circulation, c’est en Suède que l’évolution est la plus spectaculaire : les billets et pièces en circulation ne représentaient plus que 1% du PIB en 2020, contre 3% en 2010. En 2018, le vice-gouverneur de la banque centrale suédoise (Riksbank) Cecilia Kingsley indiquait que la Suède allait cesser d’utiliser ce type de moyens de paiement dans les 3 à 5 ans qui suivraient. La quantité de billets et pièces en circulation calculée en % du PIB a également baissé tendanciellement ces 20 dernières années en Chine. Elle est restée stable à des niveaux bas (4% du PIB) au Royaume-Uni et au Canada. En revanche, les quantités de billets de banque en circulation en % du PIB ont plutôt augmenté aux Etats-Unis, en zone euro et au Japon. Dans le cas de la zone euro et encore plus des Etats-Unis, les chiffres sont plus élevés qu’ailleurs, notamment car l’euro et le dollar sont utilisés dans d’autres zones. Récemment, la BCE a estimé que 30 à 50% des billets de banque libellés en euros circulaient en dehors de la zone euro.
Toutefois, le fait que la quantité de monnaie fiduciaire en circulation soit élevée ne dit pas grand chose de la fréquence de son utilisation. Les moyens de paiement électroniques (cartes bancaires, virements, prélèvements, monnaie électronique) se sont nettement développés lors des dernières décennies. Ainsi, en zone euro, la part du volume des transactions de personne à personne réalisée en monnaie fiduciaire est passée de 79 % en 2016 à 73% en 2019 mais sa part en valeur est passée de 54% à 48% sur la même période. Cette baisse est plus marquée dans certains pays, comme les Pays-Bas. Les paiements en espèces vont probablement continuer à se raréfier car les ménages et les entreprises ont de plus en plus recours aux moyens de paiement électroniques et cela pourrait être accéléré par le développement d’applications de paiement mobile (Apple Pay, Google Pay, etc.).
L’effet de la crise du covid sur les moyens de paiement est ambigu. D’un côté, il a été recommandé pour des raisons sanitaires de procéder préférentiellement à des paiements digitaux (par exemple, le plafond des paiements sans contact a été relevé à 50 euros en France et dans quasiment tous les pays européens). D’un autre côté, la demande de billets de banque a nettement accéléré en Europe et aux Etats-Unis mais il apparaît que le moteur principal de la demande de monnaie fiduciaire ait été le motif de précaution. D’ailleurs, le fait que les taux directeurs des banques centrales soient désormais proches de zéro rend désormais le coût d’opportunité à détenir des billets de banque bien moins important et il est intéressant de constater que c’est surtout la circulation des billets de 50 et 100 euros qui a augmenté ces dernières années.
Une société sans cash ?
Au tournant des années 2020, l’une des questions les plus débattues en économie financière est de savoir si les pays développés vont abandonner les paiements en espèces et devenir des sociétés sans cash (cashless societies). Comme le fait remarquer l’ancien économiste en chef du FMI Kenneth Rogoff dans son livre The Curse of Cash , de très nombreuses questions économiques, financières, philosophiques et même morales se cachent derrière cette interrogation.
L’un des avantages d’un abandon de la monnaie fiduciaire est de rendre plus difficiles les activités criminelles. Rogoff, partisan de cette idée, explique qu’« il ne fait pas de doute que les billets de banque en grosses coupures jouent un rôle important dans les activités criminelles, qu’il s’agisse du trafic de drogue, du racket, de l’extorsion, de la corruption, dans le trafic d’êtres humains et, évidemment, dans le blanchiment d’argent. » En novembre 2016, les autorités indiennes ont annoncé la fin de la circulation des billets de 500 et 1000 roupies, afin de décourager l’économie informelle et de porter un coup aux activités illégales, et en particulier au financement du terrorisme. Le même type d’opérations avait déjà été mené dans ce pays en 1946 et 1978. Par ailleurs, la suppression des billets de banque, du moins des grosses coupures, pourrait permettre aux banques centrales de mettre en place des taux directeurs bien plus négatifs qu’aujourd’hui et de regagner ainsi des marges de manœuvre pour stimuler l’économie. En effet, l’un des éléments empêchant actuellement les banques centrales d’aller plus loin en territoire négatif est qu’au-delà d’un certain seuil (c’est ce qui est souvent appelé le « physical lower bound »), il deviendrait plus intéressant pour les banques commerciales de troquer leur monnaie « banque centrale » contre des billets de banque, qu’elles stockeraient dans des coffres-forts par exemple. En l’absence de grosses coupures, cet arbitrage serait clairement beaucoup plus compliqué.
Toutefois, la disparition des billets de banque et des pièces est associée à un certain nombre de désavantages. L’utilisation de moyens de paiement digitaux pour toutes les transactions peut poser des questions sur la préservation de la vie privée et une partie de la population pourrait vouloir continuer à utiliser des espèces pour s’assurer l’anonymat de certaines transactions. Par ailleurs, il est possible que les populations de zones isolées ne puissent pas se passer de cash car elles ne disposent pas de moyens de communication suffisamment efficaces pour utiliser des moyens de paiement digitaux. Il en va de même pour les personnes ne disposant pas de compte bancaire. Enfin, le maintien de petites quantités de monnaie physique permettrait par exemple de faire face à une panne des infrastructures de paiement digital.
La disparition des billets de banque impliquerait une diminution du bilan des banques centrales car les billets ont historiquement représenté la majeure partie du passif de leur bilan : les revenus de seigneuriage des banques centrales (revenus des titres que la banque centrale achète avec les billets qu’elle émet) baisseraient en cas de disparition de la monnaie fiduciaire. En revanche, cela ne poserait probablement pas de problème pour la conduite de la politique monétaire car le cash ne joue pratiquement aucun rôle dans celle-ci.
Les Central Bank Digital Currencies (CBDC) en réponse aux « cryptomonnaies »
L’utilisation de la monnaie est de plus en plus digitale donc et nous avons, de plus, assisté depuis le début des années 2010 à la naissance des « cryptomonnaies », souvent désignées par abus de langage sous le terme « monnaies virtuelles». Celles-ci, initialement conçues comme des instruments d’échange dans le monde numérique, recourent à des techniques de cryptographie. Elles ont progressivement pris pied dans l’économie réelle, au travers de services permettant leur achat ou vente contre des monnaies légales, leur conservation, leur utilisation comme instrument d’échange ou encore plus récemment instrument de placement et de financement avec l’apparition des Initial Coin Offering. Comme l’explique le Prix Nobel d’économie Robert Shiller , un narratif présentant les cryptomonnaies comme le futur de la monnaie s’est progressivement installé mais pour Benoît Coeuré, ancien membre du Directoire de la BCE, « les cryptomonnaies sont de pâles imitations de la monnaie. Presque personne n’établit le prix des biens en bitcoins, très peu en utilisent pour les paiements et, en ce qui concerne la réserve de valeur, elles ne valent pas mieux que jouer de l’argent au casino. » (voir l’encadré sur la différence entre monnaie et moyen de paiement). C’est notamment en raison des inquiétudes des responsables politiques aux sujets des abus multiples associés aux cryptomonnaies et de leur utilisation pour des activités illicites que les grandes banques centrales travaillent actuellement à l’élaboration de leurs propres monnaies digitales (les Central Bank Digital Currency, CBDC), un « euro digital » pour la BCE, un « dollar digital » pour la Réserve Fédérale et un « yuan digital » pour la PBoC. Cela s’annonce comme l’un des grands chantiers auxquels vont s’atteler les banques centrales dans les années à venir. Pour la zone euro, Christine Lagarde vient de confirmer qu’elle pensait qu’il y aurait un euro digital d’ici 2025, ce sujet faisant partie intégrante de la revue stratégique de la BCE. S’il n’existe pas nécessairement un besoin urgent d’un « euro digital », Christine Lagarde explique que « la BCE veut s’assurer que l’euro puisse s’adapter à l’ère digitale. » Parmi les scénarios évoqués qui requerraient l’émission d’une monnaie digitale, la BCE évoque :
- l’intensification de la demande pour des moyens de paiements digitaux qui requerrait la création d’un moyen de paiement digital européen gratuit et sans risque,
- la baisse de l’utilisation de la monnaie fiduciaire,
- le besoin d’une monnaie digitale pouvant être utilisée lors d’évènements extrêmes (catastrophes naturelles, pandémies) au cas où les moyens de paiement électroniques existants ne fonctionneraient plus,
- le développement de moyens de paiement globaux soulevant des inquiétudes en termes de régulation et de stabilité financière,
- le fait que la BCE souhaiterait éviter que la population européenne ne se tourne vers des monnaies digitales émises par des banques centrales étrangères (à ce sujet, Jerome Powell a bien insisté sur le fait que les membres du FOMC travaillaient sur le sujet mais ne voulaient pas se précipiter).
Cet « euro digital » pourrait correspondre à la mise à disposition des citoyens et des entreprises de monnaie « banque centrale », jusque-là réservée aux seules banques commerciales : « un euro digital serait introduit à côté du cash, il ne le remplacerait pas. » Il ne s’agirait donc pas d’une monnaie parallèle et cet euro digital serait convertible à la parité avec de la monnaie physique : par exemple, 10 euros digitaux détenus sur un compte par un particulier à la banque centrale pourraient être convertis en un billet de 10 euros.
Un certain nombre de travaux préparatoires restent encore à réaliser. Comme le souligne le rapport de la BCE sur l’euro digital, ce dernier pourrait poser un certain nombre de problèmes pour les banques dans l’hypothèse où les épargnants transformeraient massivement leurs dépôts dans les banques en monnaie banque centrale (par exemple en cas de crise économique et/ou financière) : cela pourrait augmenter le coût de financement des banques, et par ricochet les taux d’intérêt des prêts bancaires.
Sur le sujet, la banque centrale chinoise (PBoC) apparait en pointe parmi les grandes banques centrales avec le lancement de plusieurs expérimentations. Lors de l’une d’entre elles, en 2020, 2 milliards de yuans (équivalent de 300 millions de dollars) ont été dépensés, pour 4 millions de transactions. Le gouverneur de la PBoC Yi Gang a expliqué qu’il envisageait une coexistence de la monnaie physique et de la monnaie digitale mais qu’il restait à créer un cadre pour cela. La PBoC envisage un déploiement nettement plus massif du « yuan digital » lors des Jeux olympiques de Pékin en 2022.
La monnaie et son utilisation ont évolué sans cesse au fil du temps. Comme l’économie, elle se digitalise et cette tendance devrait se poursuivre avec la popularisation des applications de paiement et l’avènement des monnaies digitales émises par les grandes banques centrales. Les développements du yuan digital seront à suivre avec une attention particulière, la PBoC ayant pris de l’avance par rapport à la Fed et la BCE.