Audition conjointe par la commission des affaires européennes
et la commission des finances de l’Assemblée nationale sur la plan de relance européen – Intervention de Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances.
“Bonjour à tous,
Vous connaissez la situation économique, c’est celle d’une récession dans la zone euro, évaluée à 7,7 % en 2020. Je rappelle à titre de comparaison, Eric Woerth s’en souvient, que la pire récession que nous ayons connue en zone euro c’est celle de 2009 et elle était de 4,5 %. C’est-à-dire 3 points de moins. C’est la première fois depuis la création de l’Union européenne que la zone euro subit un choc aussi brutal.
Le deuxième élément que nous devons tous avoir à l’esprit c’est que ce choc brutal frappe tous les États européens mais il ne les frappe pas avec la même violence. Le drame de cette histoire c’est qu’il frappe plus violemment les États qui ont le moins de réserve budgétaire et le moins de marge de manœuvre. Il frappe moins brutalement les États qui ont plus de marge de manœuvre budgétaire. C’est toute la difficulté de l’équation économique et financière à laquelle nous sommes confrontés.
L’Italie, l’Espagne, la Grèce ont aujourd’hui des récessions qui sont estimées au-dessus de 9 %. L’Allemagne, l’Autriche, la Finlande qui ont plus de réserves budgétaires, ont des récessions estimées à environ 6 %. Il y a là-dedans évidemment absolument aucun jugement de valeurs de ma part puisque la crise sanitaire frappe les États à l’aveugle. J’insiste là-dessus parce que je vois parfois revenir des critiques sur les uns et sur les autres qui sont tout à fait déplacées.
La crise sanitaire frappe à l’aveugle. Certains ont pu passer à travers les mailles, d’autres non, tout cela dépend de considérations sanitaires dont nous ne sommes pas responsables. Ces différences de récession, elles conduisent à un risque majeur, celui que nous devons prévenir en priorité absolue : la fragmentation de la zone euro et la fragmentation du marché intérieur, parce que nous voyons aujourd’hui que cette récession qui est plus brutale dans certains États, ces disparités qui existent au sein de la zone euro et au sein du marché unique pourrait être redoublée par les différences de réponse, les différences dans la force des réponses qui sont apportées par les États.
Une fragmentation supplémentaire de la zone euro et une fragmentation supplémentaire du marché intérieur signerait la fin de la construction européenne. Je crois que chacun doit être conscient là aussi de ce défi.
Nous avons créé l’Union européenne pour rassembler les États européens, certainement pas pour les diviser. Or cette crise économique crée de la division en dehors de la disparité du choc et elle peut créer encore plus de division si les réponses ne sont pas les mêmes.
Prenez le montant des aides d’État, c’est un chiffre qui a été donné hier par la commissaire européenne Margrethe Vestager. La Commission européenne a donné son accord à 2 000 milliards d’euros d’aides d’État pour l’ensemble de l’Union européenne. Mais quand on regarde les chiffres, l’Allemagne a prévu 990 milliards d’euros d’aides d’État pour soutenir son économie ou sous forme de prêts garantis, c’est-à-dire quasiment la moitié de l’ensemble des aides d’État qui ont été accordées par la Commission européenne. La France, elle, c’est environ 350 milliards d’euros, l’Espagne c’est moins de 100 milliards. Vous voyez que d’un côté, vous avez l’Allemagne qui concentre quasiment 50 % des projets d’aides d’État, la France beaucoup moins, l’Espagne encore moins.
Ce sont des chiffres qui sont théoriques, j’insiste là-dessus parce qu’il y a là-dedans les garanties d’État pour les prêts qui ne sont pas forcément toutes employées. Mais cela montre de manière très crue les risques qu’il y a de voir des États redémarrer très vite et très fort au lendemain de la crise et d’autres qui seraient à la traîne et qui accentueraient les divisions au sein de l’Union européenne.
Notre responsabilité – quand je dis notre responsabilité, c’est la responsabilité des ministres des Finances et des chefs d’État – c’est d’amortir le choc mais surtout de nous donner les instruments européens pour avoir une relance qui soit solidaire et forte. Je saisis l’occasion de cette commission conjointe des Affaires économiques, Finances et des Affaires européennes, pour vous dire que je pense que nous sommes en passe d’y arriver. Nous sommes en passe de relever ce défi qui est celui d’une relance coordonnée, forte, solidaire au sein de l’Union européenne.
Il y a eu une première étape : les décisions prises par la Banque centrale européenne d’émissions obligataires pour apporter les liquidités nécessaires à la fois pour les États et pour les entreprises.
La Banque centrale européenne a apporté la première réponse et je pense que cette réponse a été à la hauteur des enjeux, notamment lorsque Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne a annoncé 750 milliards d’euros de rachat d’obligations supplémentaires qui sera ajouté aux 250 déjà décaissés, soit, 1 000 milliards d’euros de soutien de la Banque centrale européenne. Ça a été la première réponse forte pour le financement de la relance dans l’Union Européenne.
La deuxième réponse forte, elle a été apportée par les ministres des Finances de la zone euro le 9 avril dernier où après des dizaines d’heures de négociations en amont et une nuit blanche, nous nous sommes accordés sur un cadre global de relance économique européenne reposant sur quatre piliers. Trois qui ont été débloqués immédiatement, un dernier qui est encore en cours de discussion, mais qui a fait l’objet d’une avancée importante, hier, entre la chancelière et le président de la République.
Dans ce cadre global, les quatre dispositifs étaient l’utilisation du mécanisme européen de stabilité, le mécanisme dit « SURE » pour le financement du chômage partiel, les prêts de la Banque européenne d’investissement et un fonds de relance qui restait à préciser. Ça, c’est le cadre qui a été défini le 9 avril dans l’accord conclu entre les ministres des Finances de la zone euro.
Sur le mécanisme européen de stabilité, nous avons mis en place une ligne de trésorerie spécifique pour répondre à la pandémie. Cette ligne de trésorerie pourrait-être mobilisée par tous les Etats membres à hauteur de 2 % de leur PIB sans conditionnalité en termes de réformes.
J’insiste sur ce dernier point parce que tous ceux qui connaissent les affaires européennes savent que la politique en Europe se trouve dans la technique.
Ce qui a fait l’objet de discussions très longues, c’est l’absence de conditionnalité. Je rappelle que le mécanisme européen de stabilité avait été créé avec explicitement un système de conditionnalité. On ne peut pas avoir accès au mécanisme européen de stabilité si on ne répond pas à des conditionnalités en termes de finances publiques et en termes de réformes. Nous avons voulu retirer ces conditionnalités. C’est ça qui a suscité les discussions pendant des heures et des heures. Ce n’est pas le déblocage du mécanisme lui-même, ce n’est pas la création d’une ligne spécifique elle-même. C’est le fait que nous avons refusé toute conditionnalité.
Pourquoi est-ce que nous avons refusé toute conditionnalité ? Ce n’est pas parce que nous sommes hostiles à la bonne tenue des finances publiques dans les Etats membres de la zone euro. C’est tout simplement parce que nous avons voulu tirer les leçons de la crise de 2009 et que je pense que mettre une condition de rétablissement des finances publiques à l’utilisation d’un mécanisme de relance, c’est tuer l’efficacité du mécanisme de relance. Nous serons efficaces dans la réponse à cette crise que si nous sommes capables d’apporter une réponse étape par étape et que nous ne nous mélangeons pas les étapes. Et je l’assume totalement.
Je voudrais là aussi profiter de cette commission pour bien préciser ce calendrier. Il y a une première étape de réponse à la crise qui est une étape de soutien public où nous devons engager des dépenses publiques pour soutenir notre économie. Il faut assumer cette étape-là et assumer que pendant plusieurs mois, nous allons avoir recours à la dépense publique pour soutenir notre économie et soutenir des pans entiers de notre économie qui, sinon disparaîtraient.
Que ce soit dans l’automobile, dans le tourisme, dans l’aéronautique, mettre de l’argent public pour relancer, y compris par des baisses d’impôts sur les entreprises pour garantir la compétitivité de nos entreprises.
Ensuite, viendra un autre temps, une autre étape qui sera l’étape du rétablissement et du redressement des comptes publics. Ce temps de rétablissement des comptes publics viendra, mais il n’est pas venu et rien ne serait pire que de mélanger les étapes en appuyant à la fois sur l’accélérateur et sur le frein. Ça, c’est la sortie de route garantie.
Quand on appuie sur l’accélérateur avec de la dépense publique, on n’appuie pas en même temps sur le frein avec la réduction de la dépense publique et le rétablissement des finances publiques. Ça viendra dans un second temps.
Je veux bien clarifier les choses. Cette accélération de la dépense publique crée de la dette. Cette dette devra le moment venu, je dis bien, le moment venu, être remboursée. Il y aura un désendettement nécessaire des Etats le moment venu, pour tous les Etats qui auront eu recours à la dette publique, c’est-à-dire tous les Etats européens sans exception, y compris la France. La dette n’est ni éphémère ni perpétuelle. La dette est la dette. Comme toutes les dettes, elle doit le moment venu être remboursée. C’est la condition de la crédibilité des États.
Je reviens au mécanisme européen de stabilité mais je pense que c’était important de bien montrer que ça s’inscrit aussi dans un cadre global de réflexion sur l’utilisation de la dépense publique et sur le rétablissement des finances publiques et le désendettement. Au total, c’est 240 milliards d’euros qui pourront être mobilisés à l’échelle de la zone euro. Nous verrons quels sont les États qui l’utiliseront mais cette ligne de crédit a une vertu majeure : elle adresse le signal de la solidarité européenne aux marchés et elle permet d’éviter les écarts de taux d’intérêt trop importants entre les Etats membres de la zone euro. On a vu que la simple annonce de ce mécanisme européen de stabilité a permis de stabiliser les écarts de taux d’intérêt entre les Etats membres de la zone.
Le deuxième dispositif de ce pacte global, c’est le nouvel instrument « SURE » qui autorise des prêts à hauteur de 100 milliards d’euros de l’Union européenne aux Etats membres pour financer les dépenses liées au soutien à l’emploi, en particulier le chômage partiel. Concrètement, cela voudra dire que l’Union européenne pourra, si un Etat le demande, emprunter de l’argent sur les marchés avec une garantie des Etats membres pour le prêter à l’État demandeur, ce qui lui permettra de réduire son coût de financement.
J’y vois un avantage absolument fondamental, c’est que nous affirmons un modèle social européen avec ce mécanisme. Nous affirmons qu’il vaut mieux dépenser de l’argent public, lever de la dette sur les marchés au niveau européen plutôt que d’avoir une multiplication du nombre de chômeurs en raison de la crise. Nous affirmons comme cela un modèle social européen très différent du modèle américain où, en quelques semaines, vous avez eu 21 millions de chômeurs en plus.
Quand vous regardez plus précisément les chiffres dramatiques américains, ceux qui payent, c’est ceux qui sont sans qualification, sans formation. Ce sont les jeunes où les taux de chômage peuvent atteindre 30 à 40 %. Nous avons évité cette hémorragie sociale grâce au chômage partiel et le fait que l’Union européenne soutienne ces dispositifs de chômage partiel est, je pense, le début de l’affirmation d’un vrai modèle social européen. Je pense qu’on ne peut que s’en féliciter.
Je tiens à préciser d’ailleurs que la France est prête à avoir recours à ce nouvel instrument « SURE » pour marquer sa détermination à bâtir ce modèle social européen.
Le troisième dispositif, c’est le fonds de garantie de la Banque européenne d’investissement. Ce fonds sera garanti par les Etats membres à hauteur de 25 milliards d’euros. Il permettra de générer jusqu’à 200 milliards d’euros de financement pour les entreprises et principalement les PME.
J’espère que ce dispositif de fonds de garantie de la Banque européenne d’investissement pourra être conclu aujourd’hui lors de la réunion des ministres des Finances de l’Union européenne.
Il est extrêmement important parce que c’est un fonds qui doit prendre des risques, qui doit soutenir des entreprises fragilisées par la crise et qui doit bénéficier en priorité aux PME. Croyez- moi, ce fonds sera extraordinairement précieux pour soutenir les petites et moyennes entreprises en France, qui sont particulièrement victimes du choc économique dans tous les secteurs d’activité. Ces trois premiers dispositifs qui ont été adoptés définitivement le 9 avril et qui, j’espère, seront opérationnels dans les prochains jours, voire les prochaines heures, représentent au total 540 milliards d’euros de prêts aux Etats d’investissements et de garantie.
Enfin, nous avions convenus lors de cette réunion du 9 avril, de mettre en place un fonds de relance financé par une dette mutualisée. Nous avons obtenu au sein des ministres des Finances de la zone euro un accord de principe sur ce fonds de relance mais bien entendu, restait à régler la question absolument fondamentale des modalités de financement.
Ces modalités de financement se sont toujours heurtées à deux conceptions radicalement différentes. Les uns qui estiment qu’il faut simplement que la Commission européenne accorde des prêts aux Etats et que les États ensuite rembourseront ces prêts. Mais ça ne peut pas être de la dépense budgétaire directe. Cette conception-là, elle a le mérite du chacun pour soi et les défauts du chacun pour soi, parce qu’elle ne permet pas de créer de la solidarité entre les Etats membres de l’Union européenne.
La deuxième conception, c’est celle que la France a toujours développée sous l’autorité du président de la République et de dire que pour des raisons à la fois financières et politiques, il faut que nous levions de la dette en commun. C’est la meilleure solution financière parce que lorsque la Commission européenne va lever la dette, qu’est-ce qu’il se passe ? Elle lève de la dette pour l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, la France, la Belgique, la Pologne, la Hongrie, tous les Etats membres de l’Union européenne.
Nous mutualisons le taux d’intérêt et nous créons la convergence financière entre les États membres de l’Union européenne, puisqu’au lieu d’avoir des écarts de taux qui peuvent être de 100, 150, 200 points de base qui ne font qu’aggraver les différences de développement entre les États, entre ceux qui empruntent à des taux extrêmement intéressants dans le négatif et ceux qui empruntent à des taux d’intérêt positifs, voire très positifs, ce qui accroît les écarts de développement économique entre les États membres, là, il y a un seul taux réduit qui accroît la convergence entre les États membres. Pour des raisons financières, il est beaucoup plus intéressant de lever de la dette en commun.
L’intérêt est aussi politique. En levant de la dette en commun, on marque la solidarité entre les États membres. Nous montrons qu’il faut aider en priorité les États qui ont été les plus touchés par le coronavirus. C’est un geste de solidarité politique que nous n’avons cessé de plaider avec le président de la République depuis des semaines dans tous les formats. Nous n’avons cessé de discuter tous les jours avec Olaf Scholz, le ministre des Finances allemand pour convaincre l’Allemagne d’aller dans cette direction.
La décision qui a été prise hier par le président de la République Emmanuel Macron et par la chancelière Angela Merkel, est une décision historique. Pour la première fois, la France et l’Allemagne s’accordent sur la nécessité de lever de la dette en commun. Pour la première fois, elles annoncent un montant, 500 milliards d’euros. Pour la première fois, la France et l’Allemagne disent ensemble qu’il faut de la solidarité entre l’ensemble des Etats de l’Union européenne, financés par de la dette commune pour nous sortir d’une crise économique qui n’a pas de précédent dans notre histoire récente. Je veux saluer cet accord. Je veux le saluer avec beaucoup de force parce que je pense qu’il représente une percée historique et on s’en souviendra probablement comme de l’accord qui aura permis de débloquer une situation inextricable qui était politiquement et financièrement dangereuse pour l’Union européenne.
Je souhaite que les autres membres de l’Union européenne, qui évidemment vont être consultés, vont donner leur avis et vont devoir eux aussi prendre position, soutiennent l’accord et comprennent que derrière cet accord, l’enjeu, c’est l’avenir de l’Union européenne.
C’est sa capacité à être solidaire et pas divisée. C’est sa capacité à financer des pans entiers de notre économie, qui sinon peuvent être menacés de disparition. C’est notre capacité à continuer à financer les technologies dont dépend la souveraineté de l’Union européenne. Car en période de crise, chacun le sait ici, la tentation immédiate, c’est d’arrêter de financer la 5G, l’intelligence artificielle, l’hydrogène, parce que ça ne rapporte rien tout de suite. Or, il faut impérativement continuer à financer ces investissements. C’est ainsi que nous garantirons à l’Union européenne de trouver toute sa place entre la Chine et les Etats-Unis.”