Une certaine amblyopie intellectuelle pousse de plus en plus d’Européens à critiquer, refuser, la construction de l’Europe. « Vous battissiez des châteaux de sable, nous voici désormais dans la mer qui les a engloutis » devient le leitmotiv de nombreux partis « nationalistes » en Europe qui prônent le repli sur soi. Les arguments de ces populistes qui s’approprient la nation sont malheureusement nombreux… mais inexacts. La globalisation des marchés s’est effectivement réalisée sans état de droit ; la globalisation de la démocratie n’existe pas et il est vrai que le fonctionnement de marchés sans état de droit introduit deux biais : le courttermisme et le chacun pour soi. Mais la réponse n’est pas le nationalisme et le refus des marchés.
La mondialisation a changé profondément la structure même de l’organisation sociale de l’humanité où l’habitant de la planète Terre vit une forme d’errance, sous une forme concrète ou virtuelle. On ne peut plus parler de tiers monde ou des prolétaires que l’on exploitait « gentiment » dans la deuxième partie du XIXe siècle et une grande partie du XXe mais plutôt de nomades pauvres qui se déplacent en fonction du travail, du climat,
des guerres… c’est parfois plus simplement le travail qui est nomade et ces personnes produisent pour et à la place des habitants de l’autre côté de la planète ; globalement 5-6 Mds de personnes. Les nomades riches quant à eux bénéficient de la globalisation et utilisent la planète comme un terrain de jeux ; une cinquantaine de millions de personnes qui sont aussi les dirigeants économiques et politiques. Les nomades « virtuels », pour
simplifier la classe moyenne occidentale, soit moins d’un milliard de personnes, ne se déplacent pas à l’autre bout de la planète voire même à quelques dizaines de kilomètres de leur lieu de naissance pour trouver du travail, ils envient les nomades riches mais surtout, et c’est là le problème fondamental, ils craignent de devenir des nomades pauvres.
Face à la globalisation des entreprises et des marchés et à la technologie, la réponse politique des Etats démocratiques est forcément très complexe et, en tout état de cause, insuffisante en ce qui concerne les Etats européens.
L’Etat américain, profitant de sa position de leader mondial, impose politiquement et économiquement au monde entier ses décisions. Le politique s’implique très fortement dans l’économie et va jusqu’à une interférence dans les relations entre économies/états tiers : les sanctions en Iran (interdiction à ceux qui commercent avec l’Iran de travailler avec une entreprise américaine) et en Turquie, les droits de douane pour la Chine et l’Europe. A ma connaissance, cela n’a pas entrainé de fortes réactions des entreprises américaines, partant peut-être du principe que D. Trump ayant été élu démocratiquement il bénéficierait d’une sorte de blanc-seing ?
Les petits Etats (Suède, Suisse…) arrivent à trouver dans le jeu de la spécialisation internationale et/ou grâce à leur dotation en richesses naturelles les moyens de conserver une croissance compatible avec le maintien de leur modèle social.
L’Europe est dans une situation très différente. Comme toujours dans le cas de la naissance d’un pays, et encore plus d’une Union, elle s’est créée dans des circonstances de guerre, dans le cas présent, le « plus jamais cela » post deuxième guerre mondiale. Cette union s’est limitée pendant longtemps à des accords commerciaux – un marché unique – et, rappelons-le, la création de la monnaie unique ne devait être qu’une étape vers une
intégration plus forte qui jusqu’à présent n’a pas eu lieu, la Constitution Européenne n’ayant pas été ratifiée par les populations, à commencer par les Français. Une Europe sans constitution, c’est comme jouer de la musique sans les instruments ou comme une diplomatie sans les armes.
Concrètement, la mondialisation de l’économie s’est réalisée avant que l’Union Européenne ne soit réellement intégrée sur le plan social, fiscal et politique sur un modèle démocratique qui aurait pu être comparable à celui des régions en Allemagne. Une erreur fondamentale a peut-être été également d’élargir l’Europe à 28 pays plutôt que de doter préalablement l’Europe des 6 de l’ensemble des outils juridiques et techniques.
La résultante est que l’Europe est de moins en moins considérée comme un partenaire mais de plus en plus comme une proie par les Etats-Unis et la Chine. Ce sentiment d’insécurité pousse les nomades virtuels européens à se réfugier dans le populisme rebaptisé nationalisme. L’Histoire nous a enseigné à maintes fois que le populisme menait au national-socialisme.
Si l’on veut éviter une nouvelle dérive de l’Histoire, les démocrates européens doivent donc relever le défi de revaloriser la nation comme fondement de la culture, de la sécurité, de la santé et de l’éducation et rejeter ainsi son appropriation par les nationalistes.
L’enjeu est de taille. La droite, souvent extrême, s’est appropriée le drapeau tricolore ; comment amener l’ensemble de la population à se le réapproprier en dehors d’une fois tous les 20 ans lorsque la France gagne la coupe du monde de football ?
Sans tomber dans le nationalisme on peut dire que cette question centrale de la Nation est d’autant plus complexe à mettre en œuvre en Europe qu’aujourd’hui un Portugais, un Grec, un Allemand ou un Italien installé en France a les mêmes droits qu’un Français à l’exception près, une fois tous les 5 ans, des élections nationales.
Le nationalisme n’est pas la réponse car outre le repli sur soi, c’est une vision court-termiste. Instaurer le concept de nation européenne est d’autant plus difficile que « malheureusement » nous n’avons plus d’ennemi commun qui souderait les européens ; D’où d’ailleurs la tentation de faire « de l’autre », aujourd’hui les musulmans,
assimilés à l’extrémisme intégriste, cet ennemi commun face à un occident chrétien.
« Difficile est le chemin » ; l’un des moyens, me semble-t-il, est de focaliser les énergies démocratiques dans un chemin qui ne soit pas de plein fouet celui de la concurrence mondiale mais celui de l’économie responsable, durable où l’intérêt de la planète converge avec celui de ceux qui l’habitent.
Sur le plan sociétal, le positionnement de l’Europe face à l’absence de démocratie en Chine et aux Etats-Unis impérialistes et ultra-libéraux de D. Trump devrait être un modèle social basé sur la protection et articulé autour de la solidarité intergénérationnelle, intra-communautaire, entre classes sociales des différents nomades. D’une part il est vain d’espérer gagner le combat de la compétitivité à tout prix face à un modèle totalitaire comme face au modèle sociétal américain qui repose largement sur une absence de solidarité. La force de l’Europe c’est finalement une aspiration commune de la très grande majorité de la population à un certain art de vivre : une filière agro-alimentaire responsable des hommes et de la planète, le développement des énergies renouvelables,
de l’économie circulaire… Si WallMart est effectivement une réussite financière, la « malbouffe » qui en a résulté et la disparition de tous les petits commerces, de plusieurs dizaines de milliers d’employés et une prolétarisation des ex-petits commerçants franchisés WallMart à la protection sociale quasi-inexistante est-il le modèle idéal pour l’Europe ? Bien sûr il serait préférable que Facebook, ses 25 000 employés et leurs quelques millionnaires salariés soient européens, mais n’est-il pas préférable que Sodexo et ses 420 000 salariés dans le monde soit une société française ? Le modèle américain n’est à l’évidence pas celui souhaité par la très grande majorité des Européens.
A l’heure où la planète est menacée de survie et où la technologie remet en cause une grande majorité des process de production et de consommation, l’ère de la chrématistique, de la production maximum de biens de consommation sans se préoccuper de leur utilité, n’est-elle pas révolue ? Ne serait-ce d’ailleurs que parce que la main d’œuvre est de moins en moins nécessaire pour produire et de fait la nécessité même du cercle vertueux du producteur-consommateur permettra de moins en moins le plein emploi.
Certes un modèle sociétal et social commun unificateur de l’Europe est d’autant moins facile à réaliser (qu’une union sacrée autour d’un ennemi étranger bien identifié) qu’au sein même de l’Europe les écarts sont déjà très grands et qu’une convergence impose également des réformes perçues à l’origine comme des régressions dans les pays les plus protecteurs socialement. C’est pourquoi si l’on veut éviter la tragédie qui se dessine, ce modèle nécessite en parallèle un projet massif d’investissements reposant sur l’économie durable : décarbonation, transition énergétique et énergies renouvelables, transition écologique, digitalisation et d’une manière plus générale les projets sociétaux reposant sur l’économie de l’usage plus que de la propriété.
Les dirigeants pro-européens vont-ils réussir à convaincre leurs élus et à se mettre d’accord entre eux sur ce plan Marshall bâti sur l’impact de la mondialisation et des risques d’effondrement qui en résultent ? C’est évidemment loin d’être acquis, mais il est clair que cette orientation existe et que la seule question qui se pose est celle de sa magnitude et de sa temporalité.