Les dirigeants actuels sont confrontés à des défis d’une ampleur comparable à ceux auxquels le monde était confronté il y a cent ans. Nous devons tirer les leçons du passé et tout particulièrement de l’année 1920. Au lendemain d’une guerre terrible, prolongée par l’épidémie de grippe espagnole, les responsables d’alors n’ont pas su trouver les bonnes réponses. Le monde a plongé dans la Grande Dépression d’abord, la Seconde Guerre mondiale ensuite.
Sur le plan géopolitique, l’épidémie de coronavirus constitue un triple accélérateur de l’Histoire. Elle confirme la montée en puissance de l’Asie (principalement orientale), qui ne saurait se réduire à la Chine, et le déclin de l’Occident. La pandémie est une confirmation supplémentaire des faiblesses de l’Amérique. La première puissance militaire mondiale s’est trouvée singulièrement désarmée face au virus. Son système de santé, profondément inégalitaire, a laissé quasiment sans protection ses citoyens les plus pauvres. Son leadership politique, caricatural, a affaibli encore davantage la réalité et l’image des États-Unis. Pourquoi les Américains ne puniraient-ils pas les républicains au pouvoir de leurs échecs, au moins initiaux, face à la pandémie ?
Mais, même si Trump est défait, l’Amérique ne retrouvera pas la position centrale qui fut la sienne pendant trois quarts de siècle. Dans quelques mois, l’Amérique peut certes retrouver un peu de sa dignité et de son humanité. Barack Obama, dans un grand discours de soutien à Joseph Biden, vient d’indiquer la voie à suivre : elle suppose l’unité des démocrates derrière leur candidat. Les chances de Biden sont réelles.
La crise du coronavirus a exposé aussi bien les fragilités de l’Amérique que celles de la Chine. Le mensonge d’État, l’absence totale de transparence de Pékin, la chute brutale de la croissance et les risques de reprise de la pandémie nous font plutôt entrevoir un monde apolaire que bipolaire. Et ce ne sont ni la Russie ni l’Union européenne qui peuvent prétendre combler ce vide au sommet. Tout comme l’Iran des mollahs et la Turquie d’Erdoğan, la Russie de Poutine risque de sortir affaiblie de cette crise sanitaire, qui agit davantage comme un révélateur de leur faiblesse interne que comme la démonstration de la supériorité de leurs régimes autoritaires.
La crise du coronavirus a plus démontré la force de l’Allemagne que celle de l’Union. Pourquoi, avec une population plus nombreuse, la République fédérale a-t-elle enregistré cinq à sept fois moins de décès que les autres “grands” d’Europe ? Angela Merkel, que l’on disait “finie”, jouit à nouveau, auprès de ses concitoyens, d’un niveau de confiance auquel nul autre dirigeant européen ne saurait prétendre.
Le Covid-19 ne signe pas la fin de la mondialisation, mais sans doute d’une certaine pratique de la mondialisation. Qui voudra retourner au Forum de Davos et se mêler à cette foule, qui, dans sa densité, ne peut respecter les règles de distanciation sociale qui vont s’imposer à nous pour longtemps ? La crise du coronavirus, à l’inverse, s’apparente à une projection bien réelle dans un futur proche : une accélération de l’histoire, confirmant des tendances lourdes déjà à l’œuvre. Sur le plan économique, le recul est incontestable. La plus grave crise que le monde ait connue depuis la Grande Dépression de 1929, nous a fait perdre au moins vingt ans.
De fait, nous sommes confrontés à un choc de temporalités qui s’apparente aux montagnes russes, passant brutalement du retour aux années 2000 à la projection dans les années 2030. Après avoir basculé dans l’économie numérique, et en particulier le télétravail, qui voudra revenir en arrière, comme si cette entrée dans le “monde d’après” n’avait été qu’une simple parenthèse ?
Sortir du confinement trop tôt, au nom de la sauvegarde de l’économie, c’est prendre le risque d’une deuxième vague, qui aurait des effets plus catastrophiques encore sur l’état de nos économies. En appeler à des efforts supplémentaires en matière de travail, alors même que la crise sanitaire est loin d’être maîtrisée, c’est faire preuve d’une absence d’empathie regrettable ; c’est aussi ne pas comprendre que la cohésion sociale est une des clés de la confiance, et que, sans cette dernière, rien ne sera possible. De la même manière, si les démocraties – au nom de la défense de la liberté – ne font pas tout, de manière réfléchie et prudente, pour protéger, notamment par le “tracking”, la sécurité de leurs citoyens, alors ce seront des régimes populistes, des démocraties illibérales, qui le feront sans états d’âme.
Pour conclure, cette crise confirme la montée en puissance de l’Asie, l’affaiblissement de l’Amérique, et le renforcement de l’Allemagne en Europe. Des grandes tendances qui préfigurent ce que sera le monde en 2030