À l’heure où la crise sanitaire met en lumière nos difficultés d’approvisionnement, France Stratégie publie un diagnostic approfondi de la désindustrialisation en France. Ce rapport pointe notamment l’impact des prélèvements obligatoires pénalisants, les efforts faits depuis une dizaine d’années pour y remédier et améliorer l’environnement des entreprises industrielles, avec des focus sur sept secteurs où l’État joue un rôle majeur, et une approche comparative permettant de situer la France par rapport à ses voisins européens.
La France est parmi les pays les plus désindustrialisés du G7
Si la désindustrialisation est un mécanisme structurel qui touche toutes les économies avancées, la France se révèle être le pays qui l’a subie le plus durement durant les dernières décennies, avec le Royaume-Uni.
Depuis 1980, les branches industrielles ont perdu près de la moitié de leurs effectifs, soit 2,2 millions d’emplois. Dans le même temps, la part de l’industrie dans le PIB a reculé de 10 points pour s’établir à 13,4 % en 2018, contre 25,5 % en Allemagne, 19,7 % en Italie, ou encore 16,1 % en Espagne. Entre 1991 et 2016 la baisse relative du poids de l’industrie a été deux fois supérieure en France à celle observée outre-Rhin.
Le recours à des périmètres statistiques plus larges englobant une partie des services liés à l’industrie (numériques notamment) relativise l’ampleur de la désindustrialisation mais ne modifie pas le constat : la France est devenue l’économie du G7 la plus désindustrialisée, aux côtés du Royaume-Uni.
Or, quand elle n’est pas compensée par un essor suffisant des services à forte valeur ajoutée, la désindustrialisation a des conséquences graves pour l’économie : elle freine les gains de productivité qui sont un des principaux moteurs de la croissance des revenus, elle affecte durablement certains bassins d’emploi, creuse le déficit commercial qui devient chronique et peut compromettre le développement technologique.
Les entreprises françaises sont ainsi devenues les championnes de la délocalisation. L’emploi des filiales industrielles à l’étranger des groupes français correspond à 62 % de l’emploi dans le secteur industriel en France, contre 52 % au Royaume-Uni, 38 % en Allemagne et 10 % en Espagne pour comparaison.
Une politique industrielle active…
On pense souvent que la politique industrielle aurait disparu, emportée par la vague libérale des années 1980. Jugée comme une pratique anticoncurrentielle, coûteuse et inefficace, elle est certes tombée en disgrâce jusqu’aux années 2000 mais n’en est pas moins restée active. Ce rapport montre que sous d’autres noms ou de manière moins assumée, la France comme les autres pays comparables a bien conservé et conserve une vraie politique industrielle.
Depuis une dizaine d’années, les politiques industrielles redeviennent même plus explicites, avec un relatif consensus sur les objectifs qu’elles sont censées poursuivre : un système productif plus compétitif via notamment l’innovation, plus respectueux de l’environnement et plus protecteur des intérêts souverains. Sur ce dernier point, on pense bien sûr aux pénuries de paracétamol ou de masques en ces temps de pandémie, mais le monopole de la gestion des données personnelles par les GAFAM ou la domination chinoise dans le secteur des batteries électriques faisaient déjà débat. L’indépendance nationale ou pour le moins européenne est une question récurrente.
En France, la prise de conscience, notamment avec le rapport Gallois, des handicaps pesant sur l’industrie française s’est traduite par une série de décisions visant à y remédier. Le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), le pacte de responsabilité, la transformation du CICE en allégement de cotisations sociales, le choix de rapprocher le niveau de l’impôt sur les sociétés de ce qu’il est dans les principaux pays comparables, et les orientations récentes vers un allégement des impôts de production vont dans ce sens. Ces évolutions se sont accompagnées de réformes juridiques, notamment loi travail, ordonnances travail, loi Pacte.
Au final, de quoi la politique industrielle française est-elle faite aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, les auteurs du rapport ont établi un recensement exhaustif et consolidé de ses moyens financiers pour l’année 2019, sur la base de chiffrages originaux. Bilan : 12 % des interventions financières en faveur des entreprises bénéficient à l’industrie, soit une part inférieure à son poids dans le secteur privé. Au total, sur 100 euros d’aides aux entreprises du secteur industriel, 40 euros sont des aides à l’emploi et à la formation – essentiellement des allègements de charges et du CICE –, 25 euros sont des aides à la R&D et à l’innovation – Crédit d’impôt recherche (CIR) en tête –, 10 euros sont des réductions ou des exonérations de la TICPE et 6 euros des participations et prêts bonifiés.
C’est donc la dimension horizontale des aides à l’industrie qui prédomine aujourd’hui. Les aides directes explicitement ciblées sur l’industrie ne représentent que 30 % du total des interventions économiques en sa faveur. Ces-dernières viennent aussi plus souvent des territoires, du fait notamment de l’affirmation des compétences des régions en matière économique. Enfin, la politique industrielle repose davantage aujourd’hui sur des instruments non financiers et plus indirects : attraction et contrôle des investissements étrangers, réglementation, droit de la propriété industrielle, marchés publics, normalisation et certification, « État stratège » notamment via les Comités stratégiques de filières ou le plan « Industrie du futur ».
… mais une fiscalité pénalisante
Alors pourquoi la France a-t-elle connu un tel déclin industriel ? Les auteurs du rapport ont testé différentes hypothèses : spécialisation sectorielle et géographique, taux de change, réglementation, compétences et infrastructures… mais aucun de ces facteurs ne s’est révélé « différenciant ». Autrement dit, aucune de ces variables ne distingue (suffisamment) la France pour expliquer sa spécificité.
Le rapport souligne en revanche le poids atypiquement élevé des prélèvements obligatoires pesant sur l’industrie, et en particulier des impôts de production. Cette singularité expliquerait que l’industrie française ait souffert d’une dégradation de sa compétitivité-coût dans les années 2000, particulièrement marquée vis-à-vis de l’Allemagne, quoiqu’en partie résorbée ces dix dernières années, notamment grâce aux politiques telles que le CICE.
Sept secteurs passés à la loupe
Les auteurs passent enfin à la loupe sept secteurs dont le devenir a largement été façonné par des politiques publiques avec une réussite variable : santé, automobile, ferroviaire, aéronautique, spatial, électricité, télécoms. En plus des focus secteurs, ils ont analysé les politiques industrielles de l’Allemagne, des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Italie. Cette approche comparative et sectorielle éclaire les forces et les manques de la politique hexagonale.
Le rapport souligne ainsi que la préoccupation industrielle a cédé le pas, dans les interventions de l’État ayant des impacts sur certains secteurs spécifiques, à d’autres priorités : pouvoir d’achat des consommateurs, avec une politique dans le domaine des opérateurs mobiles de télécommunications qui leur a été très favorable ; équilibres budgétaires, avec une politique du médicament soucieuse d’en limiter les coûts pour la dépense publique ; volonté de réduction de la part du nucléaire dans la production d’électricité, plutôt que de maintenir une filière d’excellence industrielle.
D’autres secteurs ont connu des évolutions contrastées. L’aéronautique a vu émerger une grande entreprise européenne, Airbus. Issue d’initiatives publiques poursuivies pendant des décennies, elle est un acteur majeur dans la concurrence internationale. Dans le spatial, le modèle qui a permis la constitution en Europe d’une puissante industrie des lanceurs, et d’une forte présence dans les satellites, se trouve confronté à l’apparition de nouveaux acteurs étatiques en Asie notamment, à l’émergence d’industriels privés majeurs aux États-Unis, bénéficiant de soutiens publics importants, et à l’importance croissante des segments aval de produits et services sur lesquels la France et l’Europe n’ont pas à ce jour une présence forte.
Quant à l’industrie automobile, elle a vu se creuser l’écart entre le sort des deux grands groupes français, Renault et PSA, et leur présence industrielle sur le territoire national : plus que d’autres groupes européens, ils ont délocalisé leur appareil de production, et ce secteur ne pèse désormais, dans l’économie française, qu’une fraction de ce qu’il représente en Allemagne
L’affirmation d’une préoccupation croissante pour la souveraineté industrielle et des conditions de concurrence réellement équitables, renouvelle l’intérêt pour des politiques favorables à l’industrie. Cet intérêt s’est traduit en France, comme dans d’autres pays européens, par la mise en place de dispositifs nouveaux visant notamment à l’accompagner dans ses démarches d’innovation. S’il est trop tôt pour en apprécier les effets, leur mise en place traduit un changement de priorités.
Pour rappel, les impôts sur la production désignent un ensemble de prélèvements assis sur la masse salariale, le capital foncier, la valeur ajoutée ou le chiffre d’affaires. Ils sont donc indépendants des bénéfices. La France en compte une quarantaine (le record européen) qui totalisent 3,3 % du PIB. Au premier rang desquels (en termes de recettes fiscales) : la C3S (contribution sociale de solidarité des sociétés) appliquée au chiffre d’affaires et destinée à financer l’assurance vieillesse, la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises), impôt local qui abonde le budget des régions, et la CFE (cotisation foncière des entreprises).
Si la France se distingue donc par le nombre de ces impôts et le choix de leur assiette – elle est le seul pays européen à taxer directement le chiffre d’affaires par exemple –, c’est surtout le niveau de taxation qui en résulte pour l’industrie qui fait sa spécificité. En comptant les prélèvements obligatoires, la différence des niveaux de taxation avec l’Allemagne s’élève par exemple à 10,7 points de la valeur ajoutée du secteur. Et les auteurs de conclure : « Aujourd’hui, la fiscalité sur la production constitue avec le taux facial de l’impôt sur les sociétés le principal trait distinctif de la France parmi les facteurs qui influencent fortement les choix de localisation des sites de production. »