Dans les économies émergentes, la crise sanitaire du Covid-19 s’est déclenchée dans un contexte déjà marqué par de fortes disparités. Les coefficients de Gini, qui mesurent le niveau d’inégalités de revenus, sont en moyenne plus élevés que dans les pays développés (cf. graphique 1). En Inde, en Chine et en Russie, ils sont proches, voire supérieurs, à celui des pays de l’OCDE les plus inégalitaires comme l’Espagne ou l’Italie. Les écarts de revenus sont encore plus grands au Brésil et en Afrique du Sud.
La trajectoire des inégalités de revenus a été disparate au cours des trente dernières années. Les indices de Gini ont augmenté en Afrique du Sud, en Inde et en Chine. Cette montée des inégalités provient principalement de la forte croissance des hauts revenus, alors que parallèlement, des progrès y ont été réalisés en matière de réduction de la pauvreté. Au Brésil, le renforcement de la protection sociale et l’intensification des mesures de redistribution par le gouvernement Lula ont permis de réduire les inégalités dans les années 2000. L’indice de Gini reste toutefois élevé. Il est même reparti à la hausse depuis 2017. Seule la Russie a vu le niveau des inégalités diminuer régulièrement depuis 1990 même si le processus a été quelque peu ralenti par la crise financière de 1998 et les faibles croissances des années 2000. Le pays a également réussi à réduire le taux de pauvreté. Il est proche de zéro aujourd’hui.
Plusieurs facteurs ont alimenté les inégalités de revenus dans les pays émergents. La plupart sont spécifiques, tels que : 1/ les grandes fractures géographiques, au sein et entre les zones urbaines et rurales, issues des modèles économiques souvent favorables aux premières ; 2/ le développement des formes vulnérables de l’emploi (informel et non qualifié) ; ou 3/ l’accès inégal à la santé et à l’éducation. Dans la majorité des pays, le système redistributif de l’Etat est déficient pour freiner la montée des inégalités et de la pauvreté. Les dépenses sociales y sont généralement faibles. La couverture des programmes contributifs d’assurance sociale est limitée, notamment en Chine, en Inde et en Afrique du Sud. La plupart prennent la forme de régimes de retraite, couvrant principalement les travailleurs du secteur formel et laissant les autres sans protection.
Pauvreté accrue et destruction massive d’emplois
Considérée comme l’une des principales sources d’inégalités, la mondialisation semble jouer un rôle indirect ou ambigu. Au cours des dernières années, elle n’a fait qu’accentuer les disparités spécifiques en Chine et en Inde, contribuant notamment à la hausse de la participation du décile supérieur dans le revenu total dans les zones urbaines favorisées. Ce constat n’est pas vérifié au Brésil et en Russie. Dans ces deux pays, les exportations sont avant tout agricoles et énergétiques. La richesse reste in fine concentrée dans les régions spécialisées.
Dans ce contexte, les conséquences de la crise sanitaire du Covid-19 aggravent les inégalités existantes. Selon la Banque Mondiale, elle a fait basculer 71 millions de personnes dans l’extrême pauvreté (1,90 dollar par jour) dans le monde en 2020. L’Asie du Sud (en particulier l’Inde) et l’Afrique sub-saharienne doivent enregistrer la plus forte hausse du nombre de nouveaux pauvres à la suite de la pandémie. Les chiffres peuvent s’avérer plus sombres aujourd’hui dans la mesure où les projections ont été effectuées en juin 2020 alors que le pic de la première vague de contaminations n’est observé qu’au cours de l’automne dans ces économies. D’ailleurs, les répercussions sur le marché du travail sont « catastrophiques ». D’après l’Organisation Internationale du Travail, 80 millions d’emplois ont été détruits en 2020 en Asie du Sud (principalement en Inde), soit plus d’un tiers des emplois perdus dans le monde. Les autres zones émergentes comme l’Amérique latine, l’Asie de l’Est et du Sud-Est et l’Afrique sub-saharienne sont également fortement touchées (cf. graphique 2).
La montée des inégalités et de la pauvreté constitue ainsi un point de vigilance dans notre scénario de croissance des pays émergents. Au-delà de ses effets sur le pouvoir d’achat et in fine sur la consommation, elle attise également l’incertitude, la vulnérabilité et l’insécurité. Les conséquences seront l’érosion de la confiance à l’égard des institutions et des pouvoirs publics, et en parallèle, l’augmentation des tensions sociales et des épisodes de violence. Ce danger est déjà bien présent dans les pays émergents avant la crise sanitaire, notamment en Amérique latine où des manifestations massives avaient éclaté et ralenti l’activité de la plupart des pays de la région à l’automne 2019. Il risque de resurgir et s’accentuer dans les mois et années à venir.