
La première vague de mise en conformité à la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) a livré ses premiers enseignements. À travers l’analyse de 51 projets répartis sur 14 secteurs, cette étude dévoile les défis majeurs rencontrés par les entreprises, les priorités identifiées en matière de durabilité, et les écarts observés dans les niveaux de maturité sectoriels. Plus qu’un simple cadre réglementaire, la CSRD se révèle être un puissant levier de transformation des organisations, qui les pousse à renforcer leur gouvernance, à structurer leurs données et à repenser leur stratégie de durabilité. Retour détaillé sur cette première étape cruciale.
La double matérialité : entre pertinence et complexité
La CSRD introduit une approche innovante : la double matérialité, qui oblige les entreprises à prendre en compte à la fois l’impact de leurs activités sur l’environnement et la société, et les risques que les enjeux environnementaux et sociaux font peser sur leur performance financière. Si cette méthodologie est saluée pour sa pertinence, elle s’avère aussi particulièrement exigeante.
En moyenne, les entreprises ont retenu environ 627 points de données jugés matériels, chiffre réduit à 400-450 après l’application des filtres prévus par l’ESRS 2 (informations générales). Cette rationalisation, permise par l’analyse de double matérialité, permet de se concentrer sur les informations réellement stratégiques, évitant ainsi un reporting surchargé et peu lisible. Ce processus oblige néanmoins les entreprises à mener des analyses rigoureuses et à arbitrer sur des sujets parfois sensibles.
Les thématiques prioritaires : quels enjeux dominent ?
Parmi les 38 thématiques proposées par les normes ESRS, certaines s’imposent comme incontournables aux yeux des entreprises. Trois d’entre elles ressortent avec une très forte fréquence de matérialité :
- L’égalité de traitement (S1), jugée prioritaire par 96 % des entreprises, traduit une prise de conscience accrue des enjeux sociaux et des attentes croissantes des parties prenantes en matière de diversité et d’inclusion.
- L’atténuation du changement climatique (E1), identifiée comme matérielle par 92 %, témoigne de l’urgence climatique et de la nécessité d’agir rapidement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
- La lutte contre la corruption (G1), considérée comme un enjeu clé par 84 %, reflète l’importance de l’intégrité et de la transparence dans la gouvernance des entreprises.
À l’inverse, certains sujets comme la pollution par microplastiques ou la préservation des ressources marines restent peu identifiés, traduisant une matérialité plus limitée selon les secteurs. Cette hétérogénéité illustre l’adaptation nécessaire des priorités ESG en fonction de l’activité et de l’exposition aux risques des entreprises.
Gouvernance et mobilisation interne : des écarts d’implication révélateurs
Le succès d’un projet CSRD repose en grande partie sur l’implication des instances dirigeantes. Lorsque la gouvernance est fortement mobilisée, les arbitrages stratégiques sont facilités et l’ambition renforcée. Pourtant, dans plus de la moitié des projets analysés, l’implication des dirigeants est jugée moyenne, laissant la responsabilité du pilotage à la seule direction RSE dans 45 % des cas.
Cette délégation exclusive à la RSE limite parfois la capacité à intégrer pleinement les enjeux de durabilité dans les décisions stratégiques. Elle révèle aussi une maturité encore inégale dans la compréhension des enjeux ESG au sein des comités de direction et des conseils d’administration.
Collecte de données : un obstacle opérationnel majeur
La collecte de données se révèle être le principal point de blocage pour les entreprises. 65 % d’entre elles font état de difficultés majeures à récupérer les informations nécessaires, en particulier en amont de la chaîne de valeur. Plusieurs facteurs expliquent ces freins :
- Des données souvent indisponibles ou peu fiables chez les fournisseurs
- L’absence de procédures standardisées de collecte
- Une dépendance aux estimations, notamment pour les émissions indirectes (Scope 3), surtout dans les groupes multinationaux aux structures décentralisées
Les outils utilisés traduisent également une maturité technologique limitée. Excel reste l’outil privilégié pour 71 % des entreprises, tandis que seulement 24 % ont recours à des solutions numériques dédiées à la CSRD. Cette sous-utilisation des outils digitaux s’explique en partie par des arbitrages budgétaires, les investissements technologiques étant souvent repoussés après le premier exercice de reporting.
Transition climatique : des stratégies encore incomplètes
Bien que 80 % des entreprises déclarent publier un plan de transition climatique, seuls 49 % de ces plans sont considérés conformes aux exigences de l’ESRS E1. Ce constat met en lumière des stratégies encore partielles ou peu structurées, et une difficulté à aligner ces plans avec d’autres standards tels que le Bilan Carbone, le Science Based Targets initiative (SBTi) ou le GHG Protocol.
L’articulation entre ces différents référentiels reste complexe et nécessite un travail de convergence qui dépasse le simple cadre réglementaire. Cette situation illustre l’enjeu plus large de la cohérence des démarches de durabilité à l’échelle internationale.
Des maturités sectorielles contrastées
L’étude révèle des écarts significatifs entre les secteurs d’activité en matière de reporting durable. Les secteurs agroalimentaire, énergie et automobile apparaissent comme les plus avancés, avec en moyenne 10 thématiques ESRS identifiées comme matérielles, contre 7 en moyenne tous secteurs confondus.
Les secteurs confrontés à des enjeux plus techniques, comme la pollution, la biodiversité ou les relations avec les communautés affectées, peinent davantage à produire un reporting complet et robuste. Cette difficulté reflète à la fois la complexité intrinsèque de ces thématiques et le manque d’outils ou de méthodologies éprouvées pour les aborder.
Une première étape vers une transformation durable
Cette première vague de reporting sous la CSRD marque un tournant décisif pour les entreprises. Au-delà de l’obligation réglementaire, ce processus engage les organisations dans une transformation profonde de leurs pratiques, de leurs outils et de leur gouvernance. La directive européenne agit ainsi comme un révélateur des faiblesses, mais aussi comme un catalyseur d’amélioration continue.
Pour réussir, les entreprises devront renforcer l’intégration des enjeux ESG dans leur stratégie globale, investir dans des outils digitaux performants et impliquer pleinement leur gouvernance. Ce premier exercice n’est qu’une étape : il ouvre la voie à un reporting de durabilité plus fiable, pertinent et créateur de valeur sur le long terme.
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