Au delà des enjeux de transition énergétique et d’élaboration d’un modèle économique soutenable, le processus de changement climatique a d’ores et déjà des conséquences négatives mesurables : moindres rendements agricoles, baisse de l’offre de travail, croissance plus faible de la productivité. Il s’agit alors de comprendre dans quelle mesure les entreprises, et plus généralement les économies, sont susceptibles de s’adapter et d’innover afin d’en atténuer les conséquences néfastes. Les travaux examinés relèvent à ce stade une adaptation relativement limitée des entreprises aux conséquences du changement climatique.
Les risques physiques, un défi majeur pour certaines activités économiques
Ces dernières décennies, de nombreux travaux scientifiques ont confirmé de manière indiscutable le rythme et l’intensité du changement climatique en cours. Le sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, 2021) réaffirme avec force, dans son premier volume, le rôle déterminant des activités économiques humaines dans le processus de réchauffement climatique, ainsi que l’ampleur et surtout l’accélération spectaculaire de ce processus. Au‑delà du réchauffement de l’atmosphère et des océans, le rapport indique que « les preuves des changements observés dans les phénomènes extrêmes tels que les vagues de chaleur, les fortes précipitations, les sécheresses et les cyclones tropicaux, et, en particulier, leur attribution à l’influence humaine, se sont renforcées depuis le cinquième rapport d’évaluation ».
Aussi, ce qui pouvait apparaître il y a encore trente ans comme une menace et un enjeu à moyen terme s’affirme désormais comme une contrainte immédiate qui s’impose brutalement à tous. Les dérèglements et perturbations induits par le réchauffement climatique – et notamment la fréquence accrue d’événements climatiques « extrêmes » – ont des effets immédiats d’une ampleur grandissante sur les activités humaines (Dell et al., 2014 ; Lesterquy, 2021) et posent des défis pour y faire face. L’été 2021 l’a illustré.
Dans cet article, nous examinons les risques physiques auxquels certaines activités économiques sont de plus en plus exposées et la façon dont celles‑ci sont susceptibles – ou non – de s’y adapter pour en atténuer les effets les plus dommageables. De nombreux rapports prospectifs ont été publiés afin de cartographier et décrire ces risques liés au climat que les entreprises doivent à présent prendre en considération et recenser les premières mesures mises en œuvre (Ademe, 2019 ; McKinsey, 2020 ; CERDD, 2021 ; CCI, 2021). Toutefois, à notre connaissance, ces rapports institutionnels ne tirent pas pleinement profit de l’existence d’une abondante littérature académique sur le sujet. L’objectif du présent article consiste donc à porter au débat les enseignements de cette littérature.
Des secteurs d’ores et déjà affectés par le risque physique
À moyen et long terme, le changement climatique pose des défis majeurs pour nos économies : soutenabilité de certaines filières, transition vers des sources énergétiques pérennes et moins polluantes, remplacement de composants ou procédés industriels émetteurs de gaz à effet de serre (GES), actifs échoués, etc. Les (r)évolutions nécessaires pour contenir – autant que possible – le réchauffement climatique sont considérables. Toutefois, l’importance de ces défis de moyen terme ne doit pas conduire à sous‑estimer le fait que le changement climatique affecte d’ores et déjà l’activité économique.
L’élasticité des rendements agricoles aux températures n’est pas linéaire
En premier lieu, l’élévation tendancielle de la température moyenne à la surface des sols et des océans a des effets quantifiables sur les activités économiques (Dell et al., 2012), et notamment sur les rendements agricoles. Schlenker et Roberts (2009) ont ainsi estimé la sensibilité des rendements aux températures des trois principales cultures aux États‑Unis (le maïs, le soja et le coton) entre 1950 et 2005, période qui correspond à une accélération du réchauffement climatique. Ils établissent que les rendements présentent une élasticité aux températures non linéaire : les rendements progressent graduellement jusqu’à 29‑32 °C selon la culture, puis diminuent brutalement . Plusieurs travaux ont
confirmé cette élasticité et sa non‑linéarité, représentée dans le graphique ci‑dessus pour le cas du maïs (Schlenker et Lobell, 2010; Feng et al., 2010; Hsiang, 2010; Burke et Emerick, 2016; Gammans et al., 2018). Lobell et al. (2011) considèrent qu’entre 1980 et 2008, « la production mondiale de maïs et de blé a diminué de 3,8 et 5,5%, respectivement, par rapport à un contrefactuel sans tendances climatiques »
Une relation non linéaire entre température et rendements du maïs (États‑Unis)
Les vagues de chaleur, plus fréquentes, affectent l’offre de travail et la productivité
La hausse des températures et la plus grande fréquencede vagues de chaleur affectent également l’offre de travail et la productivité . Avec des données américaines, Graff Zivin et Neidell (2014) estiment d’abord une sensibilité modeste de l’offre de travail agrégée aux températures. Ce résultat masque toutefois un hétérogénéité considérable entre secteurs selon leur degré d’exposition aux événements climatiques : pour les secteurs les plus exposés (agriculture, construction, etc.), des températures maximales au‑dessus de 30 °C réduisent le temps de travail journalier d’une heure en moyenne (– 14%). Jessoe et al. (2018) confirment ce constat sur données mexicaines : la survenue de jours de canicule tend à réduire l’emploi de façon substantielle, surtout l’emploi salarié et non agricole. De leur côté, Zhang et al. (2018) étudient l’élasticité de la productivité totale des facteurs (PTF) aux températures grâce à un jeu de données détaillées sur des usines chinoises entre 1998 et 2007. Les auteurs établissent une relation « en U inversé » entre la PTF et les températures, avec des effets particulièrement prononcés en cas de fortes températures. Ainsi, une journée au‑dessus de 32 °C tend à réduire la PTF de 0,56% par rapport à un jour à 10‑15 °C.
Ces études microéconomiques mettent en évidence une relation non linéaire entre température d’un côté et rendements agricoles, offre de travail et productivité des facteurs de l’autre. En revanche, jusqu’à récemment, les études macroéconomiques peinaient à établir ce même constat, notamment dans les pays développés (Dell et al., 2012). Dans un article influent, Burke et al. (2015) réconcilient les observations microéconomiques et macroéconomiques : au moyen d’un panel de 166 pays entre 1960 et 2010, les auteurs identifient une relation concave et non linéaire entre la production agrégée et la productivité d’une part et les températures d’autre part. Le niveau optimal de température observé au niveau macroéconomique est toutefois inférieur à celui mis en exergue par les études microéconomiques. Les auteurs rationalisent l’origine de cet écart au moyen d’un modèle d’agrégation de relations microéconomiques non linéaires. En particulier, les effets du réchauffement climatique sur chaque pays sont différenciés selon qu’il s’agit d’un pays dit chaud ou d’un pays dit froid.
Les catastrophes naturelles à l’origine d’un processus de destruction créatrice?
Tandis que la hausse tendancielle des températures et les vagues de chaleur plus fréquentes ont un impact important sur les rendements agricoles, l’offre de travail et la productivité, les catastrophes naturelles, comme les inondations et les cyclones, sont quant à elles susceptibles d’affecter les entreprises à travers le facteur capital. À un niveau macroéconomique, Hsiang (2010) présente ainsi un résultat intrigant pour les pays des Caraïbes : les cyclones ne semblent pas avoir de conséquence sur la production nationale. Toutefois, une décomposition par industrie révèle que les cyclones affectent négativement l’agriculture et le tourisme, tandis que le secteur de la construction bénéficie au contraire du passage d’un cyclone. Ces effets ambivalents des catastrophes naturelles à une échelle macroéconomique pourraient traduire en partie une logique de destruction créatrice. Alors qu’elles amènent la destruction aveugle de quantité d’actifs physiques (performants ou non), les catastrophes naturelles sont en partie compensées par
le fait qu’elles peuvent également favoriser une purge du tissu productif de ses capacités excédentaires, puis un renouvellement du stock de capital 7, engendrer un supplément d’investissement et pousser à l’innovation.
Leiter et al. (2009) soutiennent cette hypothèse et montrent que dans l’Union européenne les actifs et l’emploi des entreprises d’une région affectée par des inondations ont tendance à croître davantage à court terme que ceux d’entreprises comparables localisées dans des régions non affectées par ces inondations. En revanche, leur productivité semble baisser après des inondations. Noth et Rehbein (2019) vont dans le même sens et montrent que le chiffre d’affaires des entreprises croît à la suite d’inondations, ce qu’ils expliquent par un effet d’apprentissage. Néanmoins, une autre étude sur des données japonaises plus fines (Tanaka, 2015) nuance ces conclusions : les usines qui ont résisté au séisme de Kobe 8 ont affiché une moindre croissance de leur valeur ajoutée et de leur emploi que des usines comparables non concernées par la catastrophe. Et si leurs actifs physiques ont crû relativement plus vite, « les résultats ne sont pas compatibles avec l’hypothèse de la destruction créatrice ou de la catastrophe créatrice selon laquelle les catastrophes naturelles améliorent la productivité des usines en les encourageant à remplacer
leur capital existant par du nouveau capital et à adopter de nouvelles technologies. Les résultats suggèrent plutôt qu’il y a eu un surinvestissement en capital physique dans les usines touchées à Kobe et qu’il n’y a pas eu d’amélioration de la productivité ». Autrement dit, la reconstruction et l’adaptation du capital suite à une catastrophe naturelle peuvent aussi détourner les ressources d’investissements plus productifs et avoir ainsi un effet négatif sur le progrès technique.
En définitive, ces études montrent combien le changement climatique a d’ores et déjà des impacts importants et non linéaires sur certaines activités économiques. Se pose alors la question de leur capacité d’adaptation pour faire face à ces risques physiques bien plus prégnants. Ici encore, la littérature académique offre de nombreux enseignements.
Une adaptation relativement limitée au changement climatique
L’adaptation des entreprises aux conséquences du réchauffement climatique est difficile à mesurer directement. Il est par contre possible de la mesurer indirectement, à travers un examen comparatif (longitudinal et temporel) de l’impact du réchauffement climatique sur celles‑ci. De ce point de vue, les États‑Unis offrent un terrain d’étude favorable en raison de leur hétérogénéité géographique – et donc météorologique – et de la disponibilité de longues séries statistiques.
L’expérience de l’agriculture au xxe siècle aux États‑Unis témoigne d’une faible capacité d’adaptation Hornbeck (2012) s’est donc intéressé aux conséquences d’un épisode d’érosion des sols permanent intervenu dans les années 1930 : le Dust Bowl (ou « bassin de poussière »). Cet événement, très semblable à ce qui menace aujourd’hui d’autres régions agricoles, permet d’apporter plusieurs réponses à la question de l’adaptation. Hornbeck montre d’abord que le déclin des possibilités d’usage agricole des terres déprécie immédiatement la valeur des terres et se traduit également de manière persistante dans les revenus agricoles. Puis, en comparant les baisses de revenus et de valeur des terres, il estime que l’adaptation à long terme permet de compenser seulement 25% de l’écart de coût initial entre les zones les plus affectées et les moins affectées . Surtout, l’auteur établit que les migrations et le déclin démographique ont constitué dans ce cas la principale adaptation : l’équilibre du marché du travail a été rétabli par de nouvelles baisses relatives de la population plutôt que par des changements de cultures et de techniques ou des entrées de capitaux et un essor de l’industrie locale. C’est une conclusion partagée par Jin et al. (2020) qui estiment à partir de données d’entreprises américaines que « les entreprises s’adaptent au changement climatique en réduisant l’emploi et en fermant des établissements dans les comtés qui connaissent des températures élevées prolongées ».
Ce constat pessimiste correspond à celui dressé par l’étude précitée de Burke et Emerick (2016). Utilisant les variations à long terme des températures et des précipitations aux États‑Unis pour examiner les ajustements à court et long terme dans le secteur agricole, ils confirment d’abord la grande sensibilité
des rendements des principales cultures à ces variations météorologiques sur le long terme (cf. graphique
supra). Puis ils évaluent l’importance des adaptations en comparant ces élasticités de long terme avec des élasticités de court terme : sur le long terme, les adaptations permettent de compenser moins de 50% des effets mesurés à court terme, et certaines estimations indiquent même une absence d’adaptation.
Le coût relatif des tempêtes est supérieur aux États‑Unis, reflet possible d’une moindre adaptation
À une échelle macroéconomique, Hsiang et Narita (2012) montrent que les pays avec des climats propices aux cyclones tropicaux souffrent de moindres pertes en pourcentage en cas de cyclones, témoignant d’une forme d’apprentissage. Toutefois, ces adaptations compensent seulement 3% des dommages de long terme. Dans une logique analogue, Bakkensen et Mendelsohn (2016) estiment séparément l’élasticité des dégâts causés par les ouragans aux revenus par habitant pour les États Unis et pour le reste du monde. Cette élasticité est inférieure à 1, sauf aux États‑Unis où elle est estimée entre 1 et 1,6, ce que les auteurs interprètent comme une preuve indirecte d’absence d’adaptation aux États‑Unis : un cyclone y provoque le même montant de dégâts (proportionnellement au revenu par habitant) en 1970 et en 2010. Ils estiment que les États‑Unis réduiraient ces coûts économiques d’un facteur 20 s’ils présentaient l’élasticité‑revenu estimée pour les autres pays.
Enfin, l’adaptation des entreprises au réchauffement climatique est intimement liée à leur capacité à innover. Plusieurs études examinent spécifiquement cette dimension. Hsu et al. (2018) montrent, en utilisant des données de brevets, que les entreprises les plus diversifiées technologiquement sont nettement moins affectées par les catastrophes naturelles. Miao et Popp (2014) s’intéressent à la question inverse : dans quelle mesure la survenue d’une catastrophe naturelle peut‑elle favoriser l’innovation? Au moyen d’un panel de 25 pays sur 30 ans, ils établissent un lien entre la survenue d’une catastrophe et le nombre de brevets dans des technologies d’adaptation aux risques physiques, mais cette observation n’est pas confirmée par Li et al. (2021).
Bien concevoir les dispositifs d’assurance contre les risques climatiques
Pour conclure, nous devons évoquer le rôle éventuellement contradictoire des assurances. Plusieurs articles déjà cités l’abordent en filigrane : la moindre adaptation des États‑Unis aux ouragans observée par Bakkensen et Mendelsohn (2016) s’explique par le fait que « les ménages, les entreprises et les gouvernements locaux sont indemnisés pour les dommages économiques causés par les cyclones tropicaux par une combinaison d’assurances inondations nationales subventionnées, de réglementations étatiques sur les taux d’assurance des biens côtiers et de généreux programmes d’aide post‑catastrophe ». Annan et Schlenker (2015) s’intéressent de plus près à cette question et montrent que le programme fédéral de subvention des assurances des récoltes tend à réduire les efforts pour s’adapter : la sensibilité du rendement des cultures aux températures est de 43% à 67% plus élevée dans les zones assurées que dans les zones non assurées.
Ainsi, le changement climatique nourrit une situation contradictoire, mais bien connue des assureurs : l’élévation des températures et la recrudescence des risques physiques associés au changement climatique imposent des coûts de plus en plus élevés à nombre d’acteurs économiques qui n’en sont cependant pas directement responsables. À ce titre, il est légitime que ceux‑ci puissent s’assurer contre ces événements, et les gouvernements sont tentés de soutenir cet effort en subventionnant les primes d’assurance. Mais en protégeant les entreprises des conséquences de ces risques climatiques sans que les coûts supportés par celles‑ci soient proportionnés au risque réel, ces assurances subventionnées réduisent les incitations des entreprises à s’adapter pour faire face à ces risques physiques. La conception de dispositifs publics d’assurance climatique doit donc impérativement prendre en compte cette dimension contradictoire et se doubler d’une politique ambitieuse d’incitation à l’adaptation au changement climatique.