Le 24 juin 2022. Cet article synthétise un rapport du Conseil général de l’économie (CGE) sur «l’empreinte carbone » basé sur une étude de parangonnage auprès de huit pays étrangers et l’audition d’une soixantaine d’interlocuteurs de tous horizons.
L’empreinte carbone
Selon le service statistique du ministère de la Transition écologique [CGDD, 2021], l’empreinte carbone est, avec l’inventaire national, l’un des deux principaux outils de mesure de la «pression» d’une entité ou d’un individu sur le changement climatique. L’inventaire national, concept défini de façon précise par l’UNFCCC (Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques) et le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, IPCC en anglais), qui calcule les quantités de gaz à effet de serre (GES) physiquement émises à l’intérieur d’un pays (approche territoriale) par les ménages (voitures, logements) et les activités économiques (combustion d’énergies fossiles, procédés industriels, agriculture). Ce mode de calcul a l’avantage de permettre une comparabilité simple entre pays et la possibilité d’additionner les émissions de chaque pays sans risque de malentendus sur de possibles doubles-comptes ou d’omissions, mais il a quelques limites, notamment sur la prise en compte des émissions « apatrides » du transport international aérien et maritime, et d’une manière plus globale ne mesure pas l’ensemble des émissions sur lesquelles on peut agir.
L’empreinte carbone relève d’une autre approche initiée dans les années 1990 en lien avec la notion de ressources, qui a donné lieu au concept d’empreinte écologique. Cette approche, dite «de consommation» ou consumer-based accounting (CBA)», impute l’ensemble des émissions de GES liées à la production et au transport d’un bien ou d’un service à son consommateur final. L’empreinte carbone de la France intègre toutes les émissions induites par la consommation, en France, de produits et de ser- vices fabriqués ou fournis tant en France qu’à l’étranger : elle comporte donc à la fois des émissions ayant lieu sur le sol national (lors de la production ou de la consommation des produits) et à l’étranger (produits fabriqués à l’étranger, importés et consommés en France). À l’inverse, l’empreinte carbone de la France ne prend pas en compte les émissions qui ont lieu sur le sol national pour la réalisation de produits ou services qui sont exportés. Ainsi, l’empreinte carbone d’un territoire, d’un individu, d’une communauté ou d’une activité représente la quantité de GES émise pour satisfaire sa consommation.
Ce mode de calcul statistique permet également d’additionner les émissions attribuées à chaque pays, sans plus de risque théorique de double-compte ou d’omissions que l’inventaire national. Une de ses limites, outre le nombre important de paramètres à recueillir ou à estimer et sa complexité qui nécessite des modélisations économiques assez poussées, est son caractère parfois jugé déresponsabilisant du producteur d’émissions de GES vers le consommateur de biens, alors que ce dernier n’a pas toujours le choix du produit consommé ou de levier d’action sur son empreinte carbone.
Par communiqué du 26 octobre 2021, le service statistique du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires a annoncé avoir révisé l’ensemble de sa série historique (1995-2020) de l’empreinte carbone des Français, qu’il publie annuellement pour les années 2010 et au-delà (cf. Figure 1). Cette révision est particulièrement sensible pour les gaz à effet de serre autres que le CO2 mais même pour ce dernier gaz, la tendance plutôt haussière des émissions par habitant est devenue après révision une tendance plutôt baissière. Cela illustre bien la complexité de mise en œuvre du calcul de l’empreinte carbone et la difficulté de tenir à jour l’important volume de données nécessaire.
La façon dont on calcule l’impact carbone d’une entité (État, entreprise, produit, projet, personne…) peut influer sur les politiques et mesures mises en œuvre pour la réduction des émissions. Par exemple, ne considérer que les émissions territoriales d’un pays peut conduire à délocaliser son industrie pour améliorer sa performance carbone propre alors que la délocalisation a pu se faire dans des conditions d’émissions dégradées et donc contribuer au réchauffement global. La mission a distingué principalement trois familles d’empreintes : pour les États, pour les entreprises et les organisations, et pour les produits.
L’empreinte carbone : problématique et recommandations
Pour les États, comme vu supra, on parle d’empreinte de la consommation intérieure, qui s’obtient en retranchant les émissions associées aux exportations et en ajoutant celles qu’ont engendrées les importations dans leur pays d’origine. Voir par exemple sur la Figure 2 l’empreinte carbone de la France en 2016 calculée par les services statistiques du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion
des territoires.
Le concept est séduisant puisqu’il est neutre quant à la relocalisation des activités, que ce soit à des fins d’exportation (non prises en compte dans l’empreinte) ou bien pour relocaliser la production de nos importations (qui font déjà partie de notre empreinte). Dans ce dernier cas, on peut même à cette occasion faire baisser notre empreinte si la production en France est moins émissive qu’elle ne l’était
dans le pays d’importation. Ce concept peut effectivement faire sens pour la mise en œuvre de certains éléments de politique publique climat.
Ainsi, en raisonnant en empreinte carbone, on peut estimer l’impact sur le climat des échanges commerciaux et l’intérêt climat de certaines relocalisations. Les mêmes considérations interviennent dans la lutte contre les fuites de carbone liées au système de quotas carbone européen, et la prise en compte de l’impact carbone des produits importés pour les soumettre à la même pression carbone que les produits fabriqués en Europe.
C’est l’objet du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) prévu par le paquet énergie-climat européen en cours de discussion («Fit for 55 »), et la mission recommande que soient prises en compte le plus tôt possible les émissions indirectes des produits importés afin d’être complet dans la détermination de l’impact carbone et éventuellement de tirer parti du mix européen faiblement carboné.
La mission a toutefois jugé que le concept d’empreinte carbone des pays devait être utilisé avec discernement, car les émissions territoriales sont utilisées depuis des décennies dans les négociations internationales et un tel changement pourrait les perturber, voire être utilisé à des fins dilatoires. Avant toutes choses, la mission recommande que des travaux soient conduits pour fiabiliser la méthodologie statistique et le recueil des données utilisées dans le calcul de l’empreinte carbone d’un pays, en particulier l’empreinte des importations qui n’est pas facile à obtenir de manière fiable.
Environnement complexe
Pour les entreprises, le standard de la mesure de leur empreinte carbone est classiquement celui des « scopes 1-2-3 » du GHG Protocol (voir définitions Figures 3 et 4), qui date de la fin des années 1990, mais on note une forte accélération sur les exigences de reporting, réglementaires, financières ou sociétales qui a conduit à une multiplication des méthodes et des indicateurs («température» des entreprises, trajectoires de neutralité carbone, «science based targets»…).
Les entreprises évoluent dans un environnement complexe d’obligations et d’incitations à dévoiler leurs données carbone et leur empreinte. La Figure 5 esquisse une cartographie de cet environnement, avec notamment les principaux outils qui servent à ce reporting.
Le parangonnage a mis en évidence une réelle avance de la France soit en termes de régulation, soit en termes de prise en compte de son empreinte carbone par le tissu industriel. Ceci doit être valorisé comme un avantage de notre économie et de nos entreprises.
De fait, l’empreinte est devenue un véritable actif de l’entreprise, pour sa communication (choisie ou subie du fait de l’action des ONG), sa gouvernance, sa stratégie, ses financements.
Les recommandations des auteurs portent sur la limitation du foisonnement pour donner plus de cohérence (et de rendement) à ce mouvement : donner un mandat à l’AFNOR pour porter cette exigence d’harmonisation dans les enceintes stratégiques ; éviter les obligations et rapports emboités (national, européen, international) et pour cela ne pas hésiter à être ambitieux au niveau européen pour influencer les travaux internationaux. Une attention particulière doit être portée sur les PME/PMI qui sont «rattrapées » par ce mouvement parce que leurs donneurs d’ordres vont avoir besoin de visibilité carbone et de reporting sur les travaux qu’ils sous-traitent pour calculer leur propre impact. La plupart des PME/PMI ne sont pas en mesure de faire ce reporting et, progressivement, celles qui ne sont pas engagées dans une démarche proactive risquent de se retrouver écartées de leurs marchés. La mission recommande qu’elles soient aidées dans cette démarche.
Pour les produits, le standard est l’Analyse de Cycle de Vie (ACV) qui consiste à examiner l’impact environnemental «du berceau à la tombe » du produit, selon une panoplie complète de critères environnementaux, bien au delà des seuls GES (une quinzaine, dont les GES ; voir Figure 6).
Des expérimentations sont en cours en France sur un affichage environnemental sur certains produits. Elles butent entre autres sur la complexité du multicritère. La mission propose qu’on puisse donner dans certains cas la priorité à un affichage climat (CarboScore plutôt qu’EcoScore) afin de simplifier et de ne pas s’exposer à trop de tergiversations.
La mission s’est enfin penchée sur l’exemplarité de l’État dans son rôle d’acheteur, en se dotant d’outils simples pour la formalisation et l’évaluation d’exigences climat dans le cadre de ses marchés, en se fixant des objectifs climat de la commande publique et en les suivant à haut niveau.
Le rapport formule sept recommandations adressées aux différents acteurs concernés.
Recommandations (l’ordre de présentation ne correspond pas à une hiérarchisation de leur importance) :
- Stabiliser et fiabiliser au niveau international la méthode de calcul de l’empreinte carbone d’un pays et surtout étendre ces travaux à l’empreinte des entreprises et des produits. Une mission pourrait être confiée aux corps d’inspection pour ce faire.
- Acter dès à présent la nécessité de la prise en compte de l’empreinte carbone pour inclure les émissions indirectes (notamment celles qui sont liées à l’électricité consommée) dans le périmètre du MACF et tarifier les importations de façon équitable.
- Confier et financer à l’AFNOR un mandat d’influence pour une harmonisation des normes concernant l’empreinte carbone des entreprises et des produits, de façon à ce que les entreprises françaises puissent occuper des postes d’« officers» dans les travaux correspondants.
- Afin de disposer de données de qualité pour favoriser les empreintes «bas carbone» et sans ajouter à la charge administrative de entreprises françaises :
- Dans la négociation européenne, porter le renforcement de la dimension climat dans les exigences réglementaires de reporting sur des trajectoires de décarbonation validées par des tiers en valorisant l’expertise française.
- Porter les mêmes propositions dans les enceintes internationales en recherchant l’harmonisation.
- Animer et coordonner les acteurs français présents dans ces dialogues volontaires.
- Poursuivre et développer l’accompagnement des PME/PMI, ETI dans leur démarche de détermination de leur empreinte carbone et de décarbonation. Assurer la diffusion et l’appropriation d’outils partagés par les PMI/PME par le biais des comités stratégiques de filière (CSF) du Conseil national de l’industrie (CNI).
- En matière d’affichage environnemental, quand les enjeux carbone sont significatifs, privilégier le CarboScore sur l’EcoScore. Pour un secteur comme l’alimentation où existent par ailleurs des labels (Bio notamment) sur la prise en compte des autres paramètres, le choix devrait être fait d’un CarboScore et de l’usage de labels (Bio notamment).
- L’État devrait sans délai identifier ou développer et diffuser les outils qui permettent de prendre en compte par les acheteurs publics et privés l’empreinte carbone dans l’évaluation des offres. Le Secrétariat général du gouvernement (SGG) pourrait accompagne cette démarche en fixant des objectifs et le pilotant dans un format comparable à celui de la « conférence des achats de l’État».