Sortir du mythe de la croissance infinie : les vrais leviers d’une économie sous contrainte

croissance économique

Alors que le monde économique continue d’espérer une “croissance verte” capable de concilier prospérité et soutenabilité, certaines voix rappellent que la physique, elle, ne négocie pas. Face à la raréfaction des ressources, à la tension sur l’énergie et à l’accélération du changement climatique, la question n’est plus de savoir si notre modèle économique doit se transformer, mais quand et comment.

Cet article revient sur les principaux enseignements d’un échange approfondi avec l’un des penseurs français les plus structurés sur le sujet. Il dresse un panorama lucide des contradictions actuelles — entre croissance, numérique, mobilité, énergie et gouvernance — et esquisse les contours d’un avenir sobre mais organisé.
Pour les dirigeants, investisseurs et décideurs publics, ce récit n’est pas une prophétie : c’est une grille d’analyse du réel, appuyée sur les lois physiques et la logique systémique.

Ceci est un extrait d’une interview, sélectionné par votre média Green Finance, qui donne la parole à tous, même si cela peut vous déplaire. Nous déclinons toute responsabilité sur la source et les propos de cet extrait.

Croissance, physique et fin du déni

Depuis deux siècles, la croissance mondiale repose sur une équation simple : davantage d’énergie disponible, davantage de production, davantage de richesse. Mais cette équation n’est pas éternelle. Les stocks d’hydrocarbures s’épuisent, les minerais critiques se raréfient et les infrastructures exigent toujours plus d’énergie pour être construites et entretenues.

Dans cette perspective, la “croissance verte” apparaît comme une promesse technocratique démentie par les faits. Les gains d’efficacité énergétique, souvent présentés comme la solution, ne compensent pas l’augmentation absolue des usages. C’est le paradoxe de Jevons : chaque amélioration de rendement conduit à une hausse de la consommation globale, et non à une réduction.

L’économie mondiale reste donc physiquement contrainte. Elle fonctionne sur une base énergétique — pétrole, gaz, charbon, uranium — qui conditionne tout le reste : agriculture, industrie, transports, numérique. Ce socle invisible détermine la capacité de production réelle, bien plus que les flux monétaires ou les innovations.

Le dogme de la croissance éternelle, un héritage du pétrole abondant

Tant que l’énergie était abondante et bon marché, la croissance semblait illimitée. Les politiques publiques, les modèles financiers et les doctrines économiques se sont construits sur cette illusion. Mais l’énergie n’est pas un bien comme les autres : c’est le moteur de tout le système productif.

En ramenant la question économique à une question physique — combien d’énergie disponible par habitant, à quel coût, avec quelles externalités —, on comprend que la croissance mondiale est déjà entrée dans une phase de tension. Les “limites planétaires” ne sont pas un concept abstrait, mais une contrainte structurelle.

L’illusion numérique et la question énergétique

Le développement massif de l’intelligence artificielle illustre parfaitement cette contradiction. Derrière l’euphorie technologique se cache un gouffre énergétique. Les data centers, les réseaux, les GPU nécessaires à l’apprentissage des modèles consomment des quantités croissantes d’électricité.

Or, la France et l’Europe disposent d’un parc électrique déjà sous tension. Chaque mégawatt consacré à entraîner un modèle d’IA est un mégawatt qui ne sert pas à électrifier un transport ou un logement. Le dilemme devient politique : faut-il prioriser la décarbonation du quotidien ou la croissance numérique ?

Ce choix de société, rarement explicité, pourrait nécessiter une délibération démocratique — voire un référendum. Mais comme le souligne l’orateur, la culture politique française n’est pas prête à cet exercice. Le référendum, souvent détourné en vote de rejet, ne garantit pas un débat rationnel sur les arbitrages énergétiques.

Les infrastructures invisibles du numérique

La croissance du numérique n’est pas “immatérielle”. Chaque donnée transmise, chaque vidéo stockée, chaque modèle d’IA mobilise des serveurs, des métaux rares, des systèmes de refroidissement, et une électricité dont la production reste en grande partie carbonée à l’échelle mondiale.

Les décideurs économiques doivent donc intégrer une réalité souvent occultée : le numérique n’est pas un substitut à la matière, il en est un prolongement. Et dans un monde sous contrainte énergétique, la question n’est plus d’innover pour croître, mais d’innover pour réduire la charge physique de nos activités.

Mobilité, transport et changement culturel

Le rail reste un mode de transport bien plus sobre que l’avion ou la voiture. Pourtant, sa part dans les déplacements demeure marginale. Même une grande entreprise ferroviaire, historiquement puissante, reste un “challenger” face à la suprématie du transport carboné.

Le problème n’est pas seulement industriel ou économique : il est culturel. L’automobile individuelle reste au cœur des imaginaires de liberté et de réussite. Tant que cette représentation n’évolue pas, la sobriété restera perçue comme une contrainte.

Le vélo : un symbole marginal mais prometteur

La progression du vélo en ville, notamment à Paris, illustre la lente émergence de nouveaux comportements. Mais à l’échelle nationale, son usage reste anecdotique. Le principal obstacle n’est pas la météo ni la topographie, mais l’infrastructure : pistes sécurisées, continuité des trajets, intermodalité avec les transports publics.

Transformer la mobilité suppose donc une planification physique des territoires, non une simple incitation comportementale. La transition écologique se joue d’abord dans la géographie des infrastructures, pas dans les slogans.

L’action sous contrainte : du temps calme à la crise

Une idée forte émerge : la transition ne se fera pas par temps calme. Tant que les signaux économiques et climatiques ne forceront pas l’action, les sociétés démocratiques resteront dans une forme d’inertie. C’est pourquoi certains acteurs conçoivent dès aujourd’hui des plans de contingence, comparables à des “plans d’évacuation en cas d’incendie”.

L’objectif n’est pas de déclencher la transformation immédiatement, mais d’être prêts à réagir lorsque la contrainte physique ou géopolitique s’imposera brutalement : crise énergétique, pénurie, choc climatique. Ces plans préparent le terrain, structurent les choix possibles et évitent le chaos au moment où il faudra agir vite.

De la pandémie à la guerre en Ukraine : des signaux précurseurs

La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont servi de révélateurs. Elles ont montré à quel point les systèmes économiques modernes dépendent d’une énergie stable et planifiée. Pourtant, ces crises n’ont pas suffi à provoquer une refondation structurelle.

L’enjeu est donc d’anticiper la prochaine “baffe”, celle qui forcera le basculement. Plutôt que d’attendre l’effondrement, il s’agit de préparer le redémarrage sobre.

La gouvernance et la démocratie énergétique

L’idée d’un référendum énergétique — choisir entre électrification et expansion numérique — est séduisante, mais utopique. En France, la pratique du référendum se heurte à une tradition politique où l’on vote contre le pouvoir en place plutôt que sur le fond des sujets.

Cela pose une question de maturité démocratique : comment délibérer collectivement sur des choix systémiques sans tomber dans la démagogie ?
La solution, selon certains analystes, n’est pas dans le plébiscite ponctuel, mais dans l’éducation énergétique et économique de la population civile. L’adhésion au changement ne naîtra pas d’un décret, mais d’une compréhension partagée des enjeux physiques.

Le pouvoir du collectif et la force de l’estime

Les grandes transitions ne se mènent pas seulement avec des milliards, mais avec des collectifs structurés. Des milliers de contributeurs bénévoles — ingénieurs, citoyens, chercheurs — œuvrent déjà à élaborer des scénarios cohérents de décarbonation.
Cette “intelligence distribuée” compense l’absence de moyens financiers par une puissance d’estime et de conviction.

Les changements culturels, eux, se propagent à travers la crédibilité, la rigueur et la cohérence du discours. Les anti-nucléaires des années 1990 ont su influencer durablement les politiques publiques sans disposer de moyens massifs, simplement en occupant le terrain médiatique. C’est une leçon stratégique pour tous ceux qui œuvrent aujourd’hui à la transformation énergétique.

L’importance du récit : rendre le changement désirable

Être “dans le vrai” ne suffit pas. Si une idée juste reste incomprise, elle demeure stérile. L’enjeu actuel est donc de rendre la transition désirable, non punitive. Cela implique un travail de sociologie, d’imagination et de communication : comprendre pourquoi les gens agissent comme ils le font, et proposer des alternatives concrètes à la hauteur de leurs besoins.

La sobriété, pour devenir un projet collectif, doit être associée à une vision positive du futur : autonomie, lien social, résilience, qualité de vie. Elle ne doit plus apparaître comme une privation, mais comme un choix d’intelligence.

Une pédagogie du réel

Ce travail de narration et de pédagogie passe aussi par la culture : livres, bandes dessinées, récits, débats publics. Vulgariser la physique et les contraintes énergétiques, c’est redonner du sens à la décision politique.
La force d’un discours efficace ne réside pas seulement dans les chiffres, mais dans la capacité à réconcilier l’émotion et la rigueur.

Énergie, nucléaire et efficacité

La question du nucléaire reste centrale pour la France. Les difficultés du parc ne tiennent pas seulement à la politique, mais aussi à la gestion technique et à la planification de la maintenance.
Avec un facteur de charge moyen autour de 65 %, les centrales pourraient théoriquement produire davantage — jusqu’à 90 % — si les arrêts pour maintenance et les fluctuations de la demande étaient mieux anticipés.

Le nucléaire : une filière en tension, mais stratégique

Deux leviers se dessinent : mieux calibrer la demande nationale (en électrifiant les usages sobres plutôt qu’en multipliant les gaspillages numériques) et renforcer les interconnexions européennes pour exporter le surplus nocturne.

La performance du nucléaire ne dépend donc pas uniquement de la technologie, mais de la cohérence du système énergétique dans son ensemble.

Vers une stratégie du réel

Les décideurs économiques ont deux options : attendre que la contrainte physique s’impose brutalement, ou adapter dès maintenant leurs modèles. La première approche mène à la rupture, la seconde à la résilience.
Il ne s’agit pas de “sauver la croissance”, mais de redéfinir la prospérité à partir de critères physiques : stabilité des approvisionnements, efficacité des infrastructures, sobriété énergétique, cohésion sociale.

Réinventer la performance

Pour les entreprises, cela suppose de redéfinir la notion de performance. Le bilan carbone n’est pas un supplément de reporting, c’est un indicateur de dépendance au réel. Les dirigeants capables d’intégrer les contraintes physiques dans leur stratégie seront ceux qui éviteront les ruptures brutales de chaîne de valeur, de réputation ou de coût énergétique.

Conclusion : la transition écologique

La transition écologique ne se décrète pas. Elle se prépare, s’anticipe, s’incarne. L’économie de demain ne sera pas une économie “verte” au sens naïf du terme, mais une économie réaliste, fondée sur les lois de la physique et la compréhension fine des comportements humains.

Ce réalisme n’est ni pessimiste ni technophobe : il est la condition de la durabilité. Il oblige dirigeants et décideurs à sortir du déni pour aborder la transition non comme un sacrifice, mais comme un réalignement structurel entre économie et énergie.

Le véritable courage politique et entrepreneurial consistera non à promettre l’impossible, mais à organiser le possible.

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