Les marchés sous-estiment le rôle fondamental que joue la préservation de la nature dans la course au zéro émission nette.
À mesure que la crise climatique s’accélère, les marchés financiers accordent plus d’attention aux risques et aux opportunités découlant de la transition énergétique, en tenant compte des risques liés à la production et à la consommation de combustibles fossiles.
Si la décarbonation du mix de production et la promotion de l’efficacité énergétique sont essentielles pour lutter contre le changement climatique, nous pensons que les marchés sous-estiment le rôle fondamental que joue la préservation de la nature dans la course au zéro émission nette.
Le capital naturel est un atout essentiel pour l’économie mondiale. Selon le Forum économique mondial, plus de la moitié du PIB mondial dépend des ressources naturelles.
La nature joue un rôle important dans l’amélioration de la prospérité humaine, car les écosystèmes sains et la biodiversité nous apportent plusieurs avantages fondamentaux tels que :
- des services d’approvisionnement, y compris la nourriture, l’eau et le bois ;
- des services de réglementation qui influent sur le climat, les inondations, les sols, les maladies, les déchets et la qualité de l’eau ;
- des services culturels qui procurent des avantages récréatifs, esthétiques et spirituels.
D’après une étude récente, la valeur économique des services écosystémiques mondiaux était estimée en 2011 à 125 billions de dollars américains, soit plus d’une fois et demie la taille du PIB mondial (75 billions de dollars US).
Nos économies sont intégrées à la nature, et la durabilité du développement économique dépend strictement de la protection des écosystèmes naturels. Mais jusqu’à présent, les économistes, les responsables politiques et les marchés financiers se sont concentrés uniquement sur les indicateurs de performance économique, sous-estimant les coûts de production au détriment de l’environnement.
Au cours des siècles d’activité commerciale écoulés, le concept de capital naturel n’a pas toujours été pris en compte dans les processus de décision, ni dans les indicateurs économiques tels que le produit intérieur brut.
Les pays se sont développés au fil des siècles tout en érodant le capital naturel, mais cela n’a été pris en compte dans aucun indicateur de performance économique.
Le PIB ignore le capital naturel et n’inclut pas les dommages causés à l’environnement par l’activité. Afin de parvenir à un futur plus durable, nous devons nous assurer que la croissance économique augmente sans abîmer l’environnement.
Le secteur financier, en tant que centre névralgique de l’allocation du capital, devrait jouer un rôle clé dans le soutien de la durabilité. Les institutions financières pourraient contribuer à renforcer la résilience environnementale en décarbonant leurs portefeuilles et en redirigeant les investissements dans des solutions visant à lutter contre le changement climatique, et elles devraient donc inclure l’économie de la biodiversité dans les transactions, comme le souligne le document Dasgupta Review (2021).
Cela signifie qu’il sera important de juger de la performance économique à travers le prisme du capital naturel, car aller au-delà de la croissance du PIB est essentiel pour assurer un développement plus durable compte tenu du lien étroit entre le changement climatique et l’environnement. Dans cet article, nous faisons un pas dans cette direction, en nous concentrant sur les écosystèmes des forêts, le plus grand puits de carbone terrestre et une solution naturelle majeure face à l’urgence climatique.
Les avantages importants des forêts
Les forêts fournissent de nombreux services écosystémiques, tels que le stockage du carbone, la prévention de l’érosion, la lutte contre la pollution, l’habitat de la biodiversité et la purification de l’eau. Pourtant, la valeur précieuse de ces avantages n’a pas encore été intégrée dans les transactions financières.
Voici quelques exemples pour mettre en évidence ce qui fait défaut dans nos indicateurs actuels. Selon le département de l’Agriculture des États-Unis, les forêts nationales sont la source d’eau la plus importante aux États-Unis, fournissant de l’eau potable à 180 millions d’Américains dans 68 000 communautés.
Les forêts de mangrove réduisent de plus de 39 % les inondations mondiales annuelles, ce qui profite à plus de 18 millions de personnes chaque année, le Vietnam, l’Inde, le Bangladesh, la Chine et les Philippines en étant les plus grands bénéficiaires. Les mangroves réduisent les dommages immobiliers annuels de plus de 16 %, avec une valeur annuelle supérieure à 82 milliards USD (source : The global value of mangroves for risk reduction. Technical Report. The Nature Conservancy, Berlin, 2018.
Plus important encore pour notre urgence climatique, une étude récente montre que des actions visant à accroître la séquestration du carbone par la conservation, la restauration et l’amélioration des pratiques de gestion des biomes forestiers, des zones humides et des prairies (solutions climatiques naturelles, ou SCN) peuvent apporter jusqu’à 37 % des réductions d’émissions nécessaires d’ici 2030 pour maintenir la hausse de la température mondiale en dessous de 2 °C.
Puits de carbone vs sources de carbone
Compte tenu du rôle fondamental que jouent les forêts dans la lutte contre un problème urgent comme le réchauffement climatique, il est important de comprendre quels sont les plus grands puits de carbone. Et plus important du point de vue des investisseurs, quels sont les pays qui se développent tout en protégeant leurs forêts au lieu de les épuiser.
Les forêts couvrent environ 30 % de la superficie terrestre mondiale. Les données de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) montrent que les terres forestières restantes, c’est-à-dire les zones non soumises à la déforestation, ont agi à l’échelle mondiale comme un important puits de carbone au cours des dernières décennies. En 2020, les forêts ont absorbé 2,6 gigatonnes de CO2, soit un tiers des émissions de CO2 provenant de la combustion de combustibles fossiles.
Où sont ces précieux puits de carbone ? Le graphique ci-dessous montre qu’au cours des 30 dernières années, la Russie, les États-Unis et la Chine ont été les plus gros puits de carbone, leurs forêts absorbant respectivement 636, 454 et 448 millions de tonnes de CO2 par an.
Cependant, depuis 1990, le monde a perdu plus de 400 millions d’hectares de forêts, convertis à d’autres utilisations. Par conséquent, la quantité d’émissions que les forêts peuvent absorber a été réduite d’un quart au cours des trois dernières décennies en raison de la déforestation importante.
Lorsque les forêts sont rasées ou brûlées, le carbone stocké est rejeté dans l’atmosphère, principalement sous forme de dioxyde de carbone, ce qui place la déforestation au deuxième rang des sources anthropiques de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, après la combustion des combustibles fossiles.
On estime que les émissions de carbone liées à la déforestation et à la dégradation des forêts représentent environ 20 % des émissions anthropiques mondiales de CO2.
Les flux liés à la déforestation vers l’atmosphère ont été assez significatifs en 1990-2020, atteignant en moyenne 3,7 Gt CO2 par an, le Brésil étant le pays affichant les émissions estimées les plus élevées dues à la déforestation (1,2 Gt CO2 par an).
Le graphique ci-dessous montre que l’Indonésie est également un pays dont la croissance économique est associée à la dégradation de l’environnement, ses forêts ayant émis 380 Mt CO2 par an au cours des 30 dernières années (soit la quantité émise chaque année par le Royaume-Uni via la combustion de charbon, de gaz naturel, de pétrole et d’autres combustibles, y compris les déchets industriels et les déchets municipaux non renouvelables).
Certains pays développés comme le Canada, l’Australie et les États-Unis se sont développés tout en appauvrissant leurs forêts.
En raison d’une déforestation massive, certaines forêts ont été transformées en un émetteur net de dioxyde de carbone, plutôt qu’en puits absorbant le gaz à effet de serre. Le graphique ci-dessous montre qu’au cours des 10 dernières années, les forêts du Brésil, de l’Indonésie, du Canada et de l’Argentine ont libéré plus de carbone dans l’atmosphère qu’elles n’en ont stocké, contribuant ainsi à une accélération de la crise du changement climatique.
Quelle est la cause de la déforestation et pourquoi est-elle importante pour les investisseurs ?
La déforestation s’explique en grande partie par l’expansion de l’agriculture. Une étude récente indique qu’entre 2010 et 2014, 60 % de la perte de forêts tropicales a été due à la déforestation pour un changement d’utilisation des terres visant la production de viande de bétail et d’oléagineux. En particulier, l’expansion des pâturages pour élever du bétail a été responsable de plus de 2,1 millions d’hectares chaque année, soit environ la moitié de la taille des Pays-Bas.
En outre, l’étude montre qu’une part importante de ces émissions est attribuée aux matières premières consommées à l’échelle internationale. Près de 40 % des émissions intégrées dans la production ont été attribuées aux exportations. C’est bien plus élevé que la part des émissions de combustibles fossiles dans les biens échangés (23-26 %). En outre, l’étude indique que les émissions de déforestation intégrées dans les importations représentent 17 à 31 % des émissions agricoles nationales, mais elles ne sont pas encore prises en compte dans les comptes d’émissions des pays.
Les investisseurs sont susceptibles d’être impactés par l’évolution de la réglementation
Pourquoi pensons-nous que les investisseurs devraient prêter attention à la déforestation et à ses principaux moteurs ? Les risques et les opportunités découlant de la lutte contre le changement climatique sont au cœur de l’agenda des investisseurs. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) suggère que les objectifs d’atténuation mondiaux ne peuvent être atteints sans l’inclusion des forêts. La lutte contre la dégradation des terres et la restauration des écosystèmes forestiers sont donc essentielles pour réduire les émissions de GES, une priorité urgente pour lutter contre le réchauffement climatique.
Les institutions financières pourraient donc bientôt commencer à être exposées aux risques de transition qui découleront de politiques visant à protéger l’environnement naturel et à réduire l’épuisement des ressources naturelles. Les investisseurs pourraient bientôt prendre en compte les risques liés aux prêts ou aux investissements dans des entreprises liées à une production non durable de matières premières impliquées dans la déforestation.
Enfin, de nouvelles opportunités d’investissement devraient survenir dans le cadre du soutien apporté aux pays et aux entreprises pour réaliser une croissance plus durable. Le FEM a récemment indiqué que la transition de trois grands secteurs de l’économie (l’alimentation et l’utilisation des terres et des océans, les industries extractives et énergétiques, et les infrastructures) vers des trajectoires favorables à la nature pourrait créer 10 billions de dollars de croissance économique et 395 millions d’emplois d’ici 2030. L’investissement annuel total nécessaire pour saisir toutes les opportunités dans ces trois secteurs est estimé à environ 2,7 billions de dollars.
L’intégration du capital naturel dans nos transactions sera un pilier fondamental de notre évolution vers une économie plus durable.
Dans notre course au zéro émission nette, les entreprises devraient commencer à intégrer l’impact de leur activité sur l’environnement naturel.
Du point de vue des investisseurs, ces dernières années ont été marquées par des niveaux record d’engagement dans les questions liées au développement durable, et des mesures supplémentaires seront prises pour comprendre pleinement les risques liés à l’épuisement du capital naturel.