Consommation électrique et neutralité carbone

La neutralité carbone d’ici 2050. Deux visions s’opposent, d’un côté, une électrification généralisée des usages finals associée à une relance du nucléaire, de l’autre, un recours privilégié aux énergies renouvelables pour les usages thermiques, directement ou via les réseaux de chaleur, associé à plus de sobriété et à un mix électrique essentiellement renouvelable à terme.

La neutralité carbone à partir de 2050

La France s’est engagée à atteindre la neutralité carbone à partir de 2050 : ses émissions annuelles anthropiques de gaz à effet de serre (GES), exprimées en équivalent CO2, devront dès lors être entièrement compensées par les quantités de CO2 prélevées chaque année dans l’atmosphère et stockées dans le sol, soit naturellement soit artificiellement. La production et la consommation d’énergie étant responsables à 70 % des émissions anthropiques de GES, c’est sur ce secteur que doivent porter en priorité les efforts pour atteindre la neutralité carbone. Les deux leviers majeurs pour réduire ces émissions sont le niveau de consommation d’énergie et la part des énergies fossiles dans cette consommation, soit directement au niveau des usages finals (chauffage, mobilité, etc.), soit indirectement pour produire l’électricité, l’hydrogène et la chaleur de réseau consommés dans ces usages.

Dans le premier cas (usages finals), cela suppose de remplacer les combustibles fossiles soit par des énergies non carbonées, comme l’électricité, la chaleur de réseau, le solaire thermique, la géothermie ou l’hydrogène, soit par des combustibles globalement neutres ou faiblement émetteurs de GES, comme la biomasse, le biogaz ou les biocarburants. Dans le second cas (production d’électricité, d’hydrogène et de chaleur), cela suppose soit de changer de technologie et de remplacer les centrales thermiques classiques par d’autres modes de production valorisant les énergies non carbonées, comme l’hydraulique, le solaire, l’éolien, l’hydrogène, le nucléaire ou l’énergie marémotrice, soit, si l’on garde la même technologie, de remplacer les combustibles fossiles par des combustibles neutres ou faiblement émetteurs de GES, comme la biomasse, le biogaz ou les déchets.

La maîtrise de la consommation d’énergie est le premier levier de politique énergétique pour atteindre la neutralité carbone et maîtriser son coût. Avant le choix de tel ou tel mix énergétique, tant au niveau des usages finals que pour la production d’électricité et de chaleur. Cette évidence fait aujourd’hui l’objet d’un large consensus. Mais dans quelle mesure ce premier levier est-il indépendant du second? Dans quelle mesure le degré de maîtrise de la consommation d’énergie peut-il être influencé, déterminé, par le choix du mix énergétique? Et plus spécifiquement, dans quelle mesure la maîtrise de la consommation d’électricité peut-elle être influencée, déterminée, par le mix de production d’électricité? De la réponse à ces questions dépendra in fine l’ampleur du coût que la société française devra supporter pour atteindre la neutralité carbone.

Deux visions de la consommation d’électricité à 2050

Selon la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) [Ministère de la Transition écologique et solidaire, 2020], tendre vers la neutralité carbone exigera une forte électrification des usages énergétiques dans tous les secteurs, combinée à une production d’électricité décar- bonée. La projection de référence de la SNB indique une consommation d’électricité de 650 TWh en 2050, pertes de transport-distribution comprises. Cette projection, qui s’inscrit dans une baisse de 50 % de la consommation finale d’énergie d’ici 2050, n’est toutefois pas associée à un mix particulier de production électrique. Elle est présentée par la SNBC comme indicative, autrement dit comme une sorte de pivot autour duquel doit s’articuler la réflexion prospective sur la demande.

Dans le prolongement de la SNBC, plusieurs travaux de prospective énergétique sur la neutralité carbone à l’horizon 2050 ont été rendus publics fin 2021, début 2022. RTE (Réseau de Transport d’Électricité) a présenté le 16 février 2022 la version finale de son rapport «Futurs énergétiques 2050 » centré sur les déclinaisons possibles du système électrique à 2050 permettant de répondre à la consommation d’électricité 2050 de la SNBC et d’atteindre simultanément la neutralité carbone. L’ONG négaWatt a pré-
senté en décembre 2021 la nouvelle mouture de son scénario négaWatt à 2050, qui couvre l’ensemble de l’énergie et qui est adossé, fait nouveau, à un scénario négaMat traitant des besoins en matériaux. L’ADEME a délivré début 2022 ses différents scénarios de neutralité carbone en 2050, eux aussi couvrant l’ensemble des énergies, et considérant différentes trajectoires de consommation d’électricité.

RTE s’est appuyé dans un premier temps sur la seule projection de la SNBC de consommation d’électricité à 2050, et a porté son effort sur l’exploration de différentes configurations du mix électrique pour répondre à cette demande sous la contrainte de la neutralité carbone. Les retours des entreprises, des institutions et des organismes non institutionnels à la consultation publique organisée par RTE ont mis en exergue la nécessité de considérer d’autres trajectoires de consommation électrique que celle retenue par la SNBC. Ces retours se partageaient, grosso modo, en deux courants majoritaires. Le premier, plutôt en soutien à un fort développement des énergies renouvelables, insistait sur une insuffisante prise en compte des opportunités d’utilisation directe des énergies renouvelables dans les usages finals de l’énergie et de maîtrise de la consommation d’électricité dans la projection de référence de la SNBC. Le second, plutôt en soutien à une relance de l’énergie nucléaire, déplorait une trop grande timidité de cette projection quant aux opportunités d’électrification des usages finals. RTE, prenant acte de ces retours, a décidé de confronter les différentes options retenues pour le mix électrique à différentes variantes de consommation électrique.

Les travaux menés par négaWatt et l’ADEME envisagent tous des consommations électriques en 2050 nettement en retrait de la projection de référence de la SNBC, et se rapprochant de la variante basse considérée par RTE.

Ces divergences de vues sur la dynamique de la consommation d’électricité propre à atteindre la neutralité carbone 2050 ne sont pas dues à des hypothèses différentes sur le développement de l’économie. Elles tiennent aux différences d’appréciation sur deux sujets majeurs : le degré d’électrification des différents usages finals de l’énergie, le degré de maîtrise de la consommation d’électricité par la sobriété et les gains d’efficacité. Ces deux sujets semblent de fait intimement liés à l’évolution du mix énergétique envisagé, et plus particulièrement aux rôles respectifs dévolu aux énergies renouvelables en général d’un côté, à l’énergie nucléaire de l’autre.

Mix électrique et électrification des usages

L’électrification des usages énergétiques est un des moyens de chasser les combustibles fossiles — gaz, pétrole, charbon — des usages énergétiques, à la fois pour réduire les émis- sions de CO2 et pour réduire la dépendance aux importations. Mais à deux conditions. D’abord, et c’est évident, que l’électricité ne soit pas elle-même produite à partir de combustibles fossiles. Mais aussi, qu’elle ne soit pas produite à partir d’énergies non — ou faiblement — carbonées qui pourraient être utilisées directement dans les usages énergétiques avec une meilleure efficacité d’ensemble. Si l’électricité est produite à partir de l’énergie nucléaire, seule l’électrification massive des usages énergétiques permet d’en chasser les combustibles fossiles puisque l’énergie nucléaire ne peut jamais être utilisée en l’état, dans aucun usage, sauf exception rarissime. Si l’électricité est produite à partir d’énergies renouvelables, l’intérêt d’électrifier les usages de l’énergie dépend de leur nature. Pour l’ensemble des usages thermiques à basse température (eau chaude et chauffage, soit 30 % environ de la consommation totale d’énergie), l’énergie solaire, la biomasse, la géothermie, les déchets (via le chauffage urbain), le biogaz, peuvent être utilisés directement, et ne nécessitent en aucune façon l’électrification. Pour les usages thermiques à haute température et la mobilité, une partie peut être satisfaite directement par les renouvelables (biocarburants, biogaz, biomasse), plus ou moins importante selon les arbitrages sur l’usage des sols, une autre partie restera probablement durablement attachée aux combustibles fossiles (notamment dans la chimie organique), seul le reste devant effectivement être électrifié.

Mix électrique, gains d’efficacité énergétique et sobriété

Au-delà des aspects réglementaires, les gains d’efficacité énergétique et les comportements (sobriété) sont étroitement liés au signal prix. Pour l’électricité, le signal prix est fortement déterminé par la structure des coûts de production. Les équipements nucléaires, hydrauliques, solaires, éoliens, marémoteurs, se caractérisent par des coûts fixes en capital considérables, et des coûts variables faibles (nucléaire) ou très faibles (renouvelables), par rapport à ceux basés sur les combustibles. Leur coût moyen de production est ainsi beaucoup plus fortement lié au facteur de charge. Il y a néanmoins une différence importante entre les équipements dits «pilotables », nucléaire, hydraulique, énergie marémotrice, et ceux dits «variables », solaire et éolien. Dans le premier cas, le facteur de charge augmente généralement quand la consommation électrique — et donc leur production — augmente, entraînant systématiquement une baisse du coût moyen de production. D’où une forte incitation à stimuler la demande d’électricité si l’on veut baisser les coûts. En revanche, pour le solaire et l’éolien, le facteur de charge est d’abord déterminé par les conditions météorologiques, et beaucoup moins par la consommation élec- trique. En plus, la variabilité impose la mise en place de solutions de flexibilité (batteries, centrales thermiques à partir de gaz décarboné) pour garantir la fourniture d’électricité en temps et en qualité. Plus la consommation électrique augmente, plus on a besoin de solutions de flexibilité, et donc plus le coût moyen du kilowattheure augmente. D’où une forte incitation à maîtriser l’évolution de la consommation si l’on veut limiter la hausse des coûts.

En conséquence, dans un mix électrique fortement dominé par le nucléaire, l’hydraulique ou l’énergie marémotrice, la croissance de la consommation électrique tend à faire diminuer le coût moyen de production, ce qui contribue à limiter la hausse des prix de l’électricité aux consommateurs finals, voire à les faire baisser en termes réels. Les producteurs cherchent donc à stimuler la demande pour faire baisser les coûts de production, les consommateurs sont peu incités aux gains d’efficacité et aux comportements sobres du fait de la modération des prix, rien n’entrave la croissance de la consommation électrique.

Par contre, on a l’effet inverse dans un mix électrique fortement dominé par l’éolien et le solaire. Le coût moyen de délivrance du kilowattheure et le signal prix s’accentuent avec la croissance de la consommation électrique du fait du recours accru aux solutions de flexibilité, quand bien même le coût marginal de production des équipements solaire et éolien est nul. Les producteurs n’ont plus aucun intérêt à stimuler la demande électrique, les consommateurs sont fortement incités aux gains d’efficacité et aux comportements sobres, les freins à la croissance de la consommation électrique sont puissants.

Mix électrique et consommation d’électricité : la preuve par les faits

L’annonce faite par le président Macron le 10 février 2022 à Belfort de son souhait de relancer vigoureusement le nucléaire en France confirme, s’il en était besoin, le lien entre mix électrique et consommation. Il a explicitement lié cette relance à la perspective d’une très forte croissance de la consommation d’électricité (+60 % entre 2019 et 2050), bien au-delà de celle retenue par la SNBC, voisine de la variante la plus haute de RTE. Ce lien organique entre promotion du nucléaire et perspectives
de forte consommation d’électricité n’est pas nouveau. Dans les années 1970, la justification économique du premier programme nucléaire français s’est appuyée sur de telles perspectives, perspectives systématiquement démenties depuis par les faits.

Croissance de la consommation électrique finale

Part du nucléaire dans le mix éclectique

En France, le fort développement du nucléaire depuis 40 ans a bien eu un effet spécifique incontestable d’entraînement à la hausse de la consommation électrique, dans le sillage du slogan de l’époque «tout électrique, tout nucléaire». La part du nucléaire dans le mix électrique et la consommation d’électricité ont cru en France, simultanément, beaucoup plus rapidement que partout ailleurs en Europe.

Deux visions stratégiques se font face, mais pour quelles consommations électriques en 2050?

Deux visions largement opposées du système énergétique et électrique permettant d’atteindre la neutralité carbone en 2050 se font donc face. Ces deux visions ont chacune leur cohérence propre, c’est-à-dire une aptitude à décrire un futur susceptible de se produire réellement. Mais quels niveaux de consommation électrique impliquent-elles réellement en 2050?

À quelle vision rattacher la projection de la SNBC (650 TWh)? Comment apprécier le degré de cohérence entre les options de mix électrique retenues dans les scénarios RTE et les variantes de consommation d’électricité en 2050 ?

La réponse à ces questions est essentielle car elle détermine en partie l’appréciation du coût que devront supporter les consommateurs pour satisfaire leurs besoins énergétiques, soit sous forme d’achat de produits énergétiques (électricité de réseau, gaz, chaleur, bois, etc.), soit sous forme d’investissements à réaliser (solaire photovoltaïque ou thermique individuel, isolation du logement, etc.).

La réponse à ces questions est essentielle, car elle détermine en partie l’appréciation du coût que devront supporter les consommateurs pour satisfaire leurs besoins énergétiques, soit sous forme d’achat de produits énergétiques (électricité de réseau, gaz, chaleur, bois, etc.), soit sous forme d’investissements à réaliser (solaire photovoltaïque ou thermique individuel isolation du logement, etc.).

Pertinence et biais des projections énergétiques à long terme

La confrontation à la réalité des prospectives énergétiques menées par les pouvoirs publics ces 25 dernières années pour l’horizon 2020 [CGP, 1997; MIES, 2001 ; DGEMP, 2005] permet de mieux comprendre la pertinence des scénarios énergétiques construits à ces occasions, leurs apports à l’éclairage du futur, mais révèle également les risques de biais propres à ces exercices.

Ces prospectives considèrent systématiquement un scénario «tendanciel», c’est-à-dire la poursuite des tendances historiques, modulo les changements déjà actés dans les politiques énergétiques. Pour la plupart d’entre elles, on y retrouve également un scénario « environnemental», décrivant les effets attendus de changements additionnels dans les politiques énergétiques visant explicitement la réduction
des impacts environnementaux, notamment climatiques, liés à l’énergie.

Globalement, les scénarios ont systématiquement surestimé l’accroissement réel de la consommation d’énergie

Tous les scénarios «tendanciels », quelle que soit l’année où ils ont été construits, projetaient pour 2020 des consommations d’énergie significativement plus élevées que la consommation réelle observée en 20194. Même constat pour les scénarios «environnementaux», bien que les écarts avec la réalité soient nettement plus faibles, voire inexistants [CGP, 1992].

Ce constat dit deux choses. D’abord que les tendances historiques ont été systématiquement et continûment incurvées dans le sens d’une moindre croissance de la consommation d’énergie, traduisant une dynamique d’efficacité énergétique croissante dans les usages de l’énergie. Ensuite que les actions menées pour maîtriser la consommation énergétique, notamment sous l’impulsion des organisations internationales (ONU/protocole de Kyoto, UE), ont été globalement couronnées de succès dans les proportions souhaitées.

On retrouve le même constat pour l’électricité pour tous les scénarios «tendanciels » : consommations d’électricité anticipées pour 2020 bien au-delà du niveau réel observé en.En revanche, ce n’est généralement pas le cas pour les scénarios «environnementaux».

Un autre constat s’impose. Les scénarios «environnementaux», s’ils cadrent mieux avec la réalité observée, présentent néanmoins une anomalie sérieuse : plus récente est la prospective, plus grands sont les écarts avec l’évolution réelle de la consommation à 2020, alors qu’en principe ce devrait être l’inverse. Cette anomalie révèle une source de biais importante dans tous ces scénarios construits par les pouvoirs publics : une mésestimation des dynamiques structurelles dans les transports et dans l’industrie, et ce de façon systématique et similaire quel que soit le scénario, conduisant à des biais d’autant plus importants que les prévisions sont récentes.

Le volontarisme politique, une importante source de biais pour l’industrie et les transports

Si l’enjeu de la neutralité carbone est relativement récent, la prospective s’est intéressée de longue date aux impacts énergétiques d’une forte contrainte sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) à 2050, résumée par le «facteur 4 », c’est-à-dire une réduction par 4 des émissions des GES entre 1990 et 2050. Comparer ces scénarios «facteur 4» pour 2050 au scénario de référence de la SNBC permet de porter un regard externe sur la construction de ce scénario SNBC : dans quelle mesure les points de divergence et de convergence confortent-ils la robustesse de la projection des consommations d’électricité de la SNBC? que disent-ils de la signification et des degrés de liberté de cette projection?

Transports, énergie et réduction drastique des émissions de GES : le programme «mobilité durable » du PREDIT

Les recherches menées par Enerdata et le Laboratoire d’Économie des Transports (LET) sur la mobilité durable, financées par l’ADEME et la DRAST dans le cadre du PREDIT du ministère des Transports, de 2001 à 2010, ont fortement contribué à la réflexion prospective sur les interactions mobilité-énergie-CO2 à l’horizon 2050 et leurs implications économiques, politiques et sociales, dans le cadre de la contrainte «facteur 4».

La mobilité des personnes et le partage modal y sont appréhendés selon une approche croisant usage du temps, relation entre revenu, valeur du temps et vitesse, démographie et spatialisation. La mobilité des marchandises et le partage modal y sont appréhendés selon une approche croisant les spécificités des marchandises au regard des valeurs par tonne, les localisations des productions et des consommations, le commerce international, le coût de la vitesse. La dynamique technologique y est appréhendée à partir de lois de survie des équipements et de l’introduction de technologies nouvelles, notamment hybrides et électriques, permettant de lier de façon robuste l’état des parcs en 2050 aux dates d’introduction des technologies dans les immatriculations neuves.