En tant qu’investisseur axé sur l’évolution des modes de vie, Charles Somers gérant chez Schorders évoque la manière de distinguer les impacts durables de la pandémie de ceux qui sont transitoires sur le comportement des consommateurs.
« La prédiction est un exercice très compliqué, spécialement lorsqu’elle concerne le futur. » Cette citation prudente, attribuée au prix Nobel Niels Bohr, physicien quantique, s’applique à toute personne qui fait des prévisions, et, à l’heure actuelle, en particulier aux investisseurs.
Les marchés boursiers continueront à pâtir de l’actualité quotidienne liée à la pandémie. Les investissements réussis dans les valeurs du secteur de la consommation au cours des prochaines années dépendront toutefois de l’élaboration d’une vision concernant les modèles de consommation post-pandémique avec l’aide d’un cadre clair.
Lorsque les changements de mode de vie sont permanents, le fait d’extrapoler sur les tendances de l’année écoulée pourrait bien porter ses fruits. À l’inverse, l’attente d’un « retour à la moyenne » pourrait constituer la bonne approche d’investissement pour les entreprises en passe de rebondir grâce à l’assouplissement des restrictions et au retour des comportements pré-pandémiques.
Bien sûr, il sera crucial d’éviter les valeurs pour lesquelles le marché suppose, à tort, que la dynamique du confinement se poursuivra à termes. Voici quelques observations contribuant à surmonter les fluctuations spectaculaires probables des perspectives de santé publique, et du marché boursier, que nous pourrions subir au cours des prochains mois.
Il est possible qu’il n’y ait pas de rupture franche avec la pandémie
Les marchés ont profité de l’annonce de l’efficacité du vaccin Pfizer/BioNTech le 9 novembre 2020, alors que les secteurs et les entreprises qui avaient le plus souffert des mesures de confinement se comportaient particulièrement bien. Le pétrole a bondi de 8,5 % et les promoteurs de concert ont progressé de 24 % sur une seule journée. Dans le monde entier, les compagnies aériennes ont amorcé un rebond de 15 % en deux jours.
L’actualité Pfizer/BioNTech, associée aux annonces ultérieures d’autres développeurs de vaccins, a marqué une percée essentielle en termes de perspectives dans la santé publique. Toutefois, il est ensuite apparu clairement qu’il n’y aurait pas de rupture franche avec la pandémie, pas de moment où nous crierions victoire pour revenir à l’ancienne normalité.
Les nouveaux variants qui réduisent l’efficacité des vaccins constituent l’obstacle le plus manifeste à un tel scénario, tandis que des problèmes concernant la logistique de déploiement des vaccins et la durée de la réponse immunitaire (toujours inconnue, pour des raisons évidentes) apparaissent également.
Il est de plus difficile d’imaginer un retour rapide des déplacements entre les pays (Chine, Australie, etc.) où la Covid-19 a pu être fortement éradiquée pour certains et où d’autres sont sur la voie de l’immunité de groupe.
Par conséquent, le scénario que nous devons imaginer est celui d’un assouplissement progressif des restrictions, avec des revers occasionnels et des écarts importants entre les pays.
Les fluctuations à court terme du cours des actions peuvent être trompeuses
Les tendances en matière de dépenses des ménages pourraient être relativement irrégulières, et ce en réponse à l’évolution de leur environnement. On devrait, en particulier, assister à une explosion de la demande latente pour tous les types d’expériences lors de l’assouplissement des restrictions.
Une forte hausse des déplacements à l’été 2021 semble très probable dans les pays où le déploiement des vaccins a pu réduire les risques en matière de santé publique. Cette hausse de la demande sera confrontée à une réduction de la capacité, ce qui pourrait entraîner une flambée de prix sur les vols et chambres d’hôtel.
De même, si la population est autorisée à se fréquenter plus librement, l’industrie de l’hospitalité et tout ce qui va de pair (co-voiturage, boissons alcoolisées, etc.) devraient prospérer.
Une hausse des dépenses consacrées aux expériences pourrait nuire aux dépenses dans d’autres secteurs et, par conséquent, les mois estivaux pourraient donner une fausse impression concernant les modèles de consommation finaux post-pandémie. Globalement, les taux d’épargne élevés dans des pays comme les États-Unis laissent entrevoir une augmentation de la liquidité à disposition, mais certains mouvements à court terme pourraient être trompeurs.
Le marché devrait réagir positivement et négativement à ces mouvements. Par conséquent, il est important pour les investisseurs d’avoir une vision claire de l’orientation à long terme des modèles de dépenses afin d’aborder les mois à venir.
Comprendre les facteurs qui déterminent la formation d’habitudes
La littérature universitaire suggère qu’il faut jusqu’à 254 jours pour qu’une habitude se forme (How are habits formed: Modelling habit formation in the real world. European Journal of Social Psychology. Octobre 2010). Étant donné que la plupart des consommateurs sont désormais confrontés à des restrictions liées à la pandémie depuis au moins aussi longtemps, on pourrait affirmer que nos nouvelles routines sont amenées à durer.
Cependant, une habitude ne se forme pas par sa simple répétition sur une période prolongée. Les psychologues et les experts comportementaux parlent également d’une « boucle d’habitude » qui comporte trois composantes : le « repère contextuel », le comportement lui-même, et la récompense (Healthy through habit : Interventions for initiating & maintaining health behavior change. Behavioral Science & Policy).
Au fur et à mesure que la situation sanitaire se normalise, des parties clés de la boucle d’habitude disparaîtront : certains repères contextuels imposés par la pandémie (scolarisation à domicile, etc.) seront absents. De plus, la récompense pourrait être obtenue plus facilement par des comportements pré-pandémiques.
On a beaucoup écrit sur la manière dont la pandémie a accéléré les tendances préexistantes, en particulier les tendances à la numérisation telles que le commerce électronique, la visioconférence et les jeux connectés. D’autres changements notables sont également à noter dans l’intérêt accru pour la santé et le bien-être, la cuisine faite à partir d’ingrédients frais et l’investissement dans nos maisons.
En utilisant le cadre d’habitude décrit ci-dessus, les changements les plus susceptibles d’être « tenaces » sont ceux qui apportent une récompense difficile à reproduire une fois les restrictions assouplies. Le tableau ci-dessous présente nos opinions sur ce que cela signifie pour certaines des grandes tendances actuelles.
Si les investisseurs arrivent à anticiper correctement ce que sera le comportement post-pandémique, cela leur permettra d’établir des « écarts de croissance positifs » dans leurs prévisions concernant les entreprises bénéficiant de ces tendances. De même, ils pourront éviter ceux pour lesquels le marché extrapole à tort à propos de changements éphémères.
Ces écarts de croissance positifs sont à l’origine de la surperformance des cours des actions. Si une entreprise obtient des résultats supérieurs à ceux attendus de manière consensuelle et anticipés par le marché, le cours de l’action de cette société devrait surperformer.
Les changements dans la manière dont les entreprises exercent leurs activités peuvent avoir des conséquences majeures en termes d’investissement
L’impact de ces tendances sur les revenus est évident. Toutefois, les meilleures récompenses proviendront de l’identification des entreprises qui ont été en mesure de modifier leur manière d’exercer leurs activités tout en ayant un impact positif potentiel durable sur la rentabilité et les rendements.
Le secteur des chaussures de sport et de l’habillement sportif en est un bel exemple. Historiquement, les propriétaires de marques distribuaient leurs produits par le biais de commerces de détail.
Ces « détaillants historiques » ont pris une part importante des bénéfices et pourtant, dans de nombreux cas, n’ont pas réussi à vendre efficacement le produit, malgré certaines exceptions notables.
Depuis des années, les propriétaires de marques construisent leurs propres magasins et sites de e-commerce, et ont développé des applications « écosystèmes » perfectionnées afin d’attirer les clients des détaillants historiques. S’ils avaient bien progressé à cet égard, il s’agissait d’un effort coûteux, qui pesait sur la rentabilité.
Avec la Covid-19, de nombreux clients se sont ainsi tournés vers les sites et applications des propriétaires de la marque. La transition vers les plateformes d’e-commerce étant susceptible d’être permanente, nous anticipons une évolution progressive de la rentabilité et des rendements.
Les ventes d’équipements de jogging et de musculation pourraient diminuer en 2021 par rapport à 2020. Toutefois, cet aspect est moins pertinent compte tenu de l’évolution notable dans la réalisation continue des activités de ces entreprises et du changement de leur modèle d’activité.
À l’inverse, la pénétration accrue du commerce électronique alimentaire est un problème pour les distributeurs alimentaires traditionnels. De leur point de vue, il n’existe pas meilleur modèle d’affaires que celui consistant à amener un client à se rendre dans le magasin, à choisir ses propres produits, les mettre sur le tapis roulant (ou encore mieux, passer par la caisse automatique), les emporter, pour enfin revenir chez lui.
Toute modification apportée à ce modèle ajoute de la main-d’œuvre et leur coûte de l’argent dans un secteur où la rentabilité est déjà remise en question. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles nombre d’entre eux avaient traîné des pieds pour généraliser le commerce électronique avant la pandémie.
Malheureusement pour eux, il sera impossible de remettre le dentifrice dans le tube (pour ainsi dire). Bien que certains consommateurs préfèrent toujours choisir leurs propres aliments (en particulier les aliments frais), la commodité du commerce électronique s’avérera être une récompense plus importante pour la plupart.
Les épiciers s’efforcent également d’automatiser autant que possible le processus de prélèvement, alors que cela nécessite des investissements dont la durée d’amortissement est élevée. Ils tentent par ailleurs de retirer le coût de livraison de l’équation en incitant au « click and collect », qui ne constitue cependant pas la préférence de nombreux consommateurs.
Les lois de l’économie suggèrent que les opérateurs en place finiront par facturer suffisamment pour obtenir des rendements raisonnables sur le commerce électronique. Il s’agit cependant d’un long processus et, dans l’intervalle, la rentabilité sera sous pression.
Les investisseurs devront élaborer une structure permettant d’évaluer la durée des changements de mode de vie observés pendant la pandémie. Ensuite, en modélisant leur impact à long terme sur les fondamentaux des entreprises, afin d’identifier les écarts de croissance positifs, ils devraient pouvoir réaliser de bons investissements.
La volatilité et les fluctuations trompeuses à court terme du cours des actions jalonneront le chemin. Toutefois, celles-ci ne devraient que renforcer l’opportunité pour ceux qui ont une vision claire d’acheter les bonnes entreprises à des prix attractifs, sachant qu’elles bénéficieront de changements d’habitude durables.