Le tabou de la démographie

Il ne se passe pas un jour sans que le mot “démographie” n’apparaisse dans les débats écologiques. La démographie électrise les débats, au point de susciter chez certaines le choix de ne pas faire d’enfant pour ‘faire sa part’ dans la lutte contre le changement climatique.

Alors, sommes-nous vraiment trop nombreux ? Quelle est la limite soutenable ? Pouvons-nous continuer à faire des enfants les yeux fermés ?

Pour y répondre Emmanuel Pont, Ingénieur de formation, et passionné pour la question démographique répondra ici sur les principales questions qui fâchent autour de la démographie et du climat.

La population mondiale en croissance exponentielle

Le taux de croissance de la population mondiale décroit régulièrement depuis 1970 et l’ONU estime une stabilisation autour de 2100 pour 11 milliards d’habitants.

Attention, les projections démographiques ne sont pas des prévisions

démographie et croissance de la population mondiale
Source : https:/ourworldindata.org/world-population-growth

Pourquoi la population se stabilise-t-elle ?

Tous les pays passent par ce qu’on appelle la transition démographique. La mortalité commence à baisser grâce à l’augmentation du niveau de vie, les progrès de l’hygiène et de la médecine. A ce moment la population augmente rapidement, car la natalité baisse plus tard et plus lentement. Elle diminue progressivement pour atterrir autour d’un taux où les naissances compensent les morts, donc qui assure la stabilité de la population.

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Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Transition_d%C3%A9mographique

Ce taux, appelé “seuil de renouvellement des générations” est autour de 2,1 enfants par femme dans les pays développés, de 2,3 en moyenne dans le monde, et peut monter jusqu’à 3,4 : il dépend de la répartition de la population entre hommes et femmes, et de la mortalité avant l’âge d’avoir des enfants .Atteindre 2,1 ne stabilise pas immédiatement la population, elle est nettement plus lente, ce qu’on appelle “l’inertie démographique”. Ainsi la population chinoise augmente encore doucement malgré un taux de fécondité très bas de 1,6 enfants par femme.

Cette augmentation n’est-elle pas responsable de la majorité des émissions de gaz à effet de serre ?

Au-delà de l’intérêt limité de cette question, cela dépend de ce qu’on calcule et comment. On peut lire par exemple “Entre 1990 et 2014, les émissions de CO2 dans le monde ont crû de 58 %, mais seulement de 15 % par tête d’habitant. L’augmentation de la population y a donc contribué environ pour les trois-quarts.” C’est numériquement vrai, mais la conclusion est un contresens complet car en fait les émissions ont surtout augmenté dans des pays à faible natalité alors que la population a surtout augmenté dans des pays à faibles émissions. Le problème classique des moyennes trop larges : “quand Bill Gates entre dans un bar, en moyenne tous les clients sont milliardaires”. Quand on découpe un peu plus finement, on se rend compte par exemple que la moitié de l’augmentation a été en Chine. Encore pire, à l’échelle individuelle les 10% les plus riches au monde sont responsables de 52% des émissions sur cette période.

démographie et répartition des émissions de GES par oxfam
Source : https://www.oxfamfrance.org/climat-et-energie/combattre-les-inegalites-des-emissions-de-co2/

Il vaut donc mieux être très prudent avec le concept de “population mondiale”, qui amalgame des situations extrêmement différentes .

Les pays pauvres à forte natalité ne rêvent-ils pas de rejoindre notre niveau de vie ?

Effectivement, ce phénomène a même été nommé “aspiration bomb” par ceux qui ont peur de la “population bomb”. Comme on peut le voir sur le graphique précédent, pour l’instant cette croissance a été très faible. Et pour le futur ? Pour avoir une idée il faut utiliser des projections et calculer l’effet de la natalité sur les émissions. C’est ce qu’a réalisé une étude de 2010 dont voici les résultats :

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Source : https://www.pnas.org/content/early/2010/09/30/1004581107

Pour être précis, elle a calculé l’effet qu’aurait une variation du taux de fécondité de 0,5 enfant par femme, et on constate que l’effet est extrêmement faible dans les pays pauvres. C’est notamment le cas de l’Afrique subsaharienne, qui est la grande région du monde où la natalité est encore élevée. Ce n’est pas entièrement une surprise, aujourd’hui l’Afrique subsaharienne c’est seulement 2% des émissions de l’humanité.

Faut-il alors faire entièrement oublier la démographie des pays pauvres ?

Pas forcément, car ces pays sont aussi les plus fragiles face au réchauffement climatique et à la plupart des problèmes écologiques que nous vivons, et la surpopulation amplifiera ces difficultés :

démographie
Source : https://www.maplecroft.com/insights/analysis/tackling-climate-change-and-modern-slavery-together/

Par ailleurs leur empreinte écologique est plus élevée pour d’autres sujets comme l’eau, les sols, la déforestation, la biodiversité, les déchets … Il faut donc bien aider les pays pauvres à accélérer leur transition démographique, mais d’abord pour eux et leurs environnements, pas pour le climat. Et même pour le climat certaines interventions (par exemple combler les besoins non pourvus en contraception) peuvent être très efficaces, même si l’ampleur du résultat sera limité.

Faut-il alors faire entièrement oublier la démographie des pays pauvres ?

Pas forcément, car ces pays sont aussi les plus fragiles face au réchauffement climatique et à la plupart des problèmes écologiques que nous vivons, et la surpopulation amplifiera ces difficultés :

Pas forcément, car ces pays sont aussi les plus fragiles face au réchauffement climatique et à la plupart des problèmes écologiques que nous vivons, et la surpopulation amplifiera ces difficultés :

démographie
Source : https://www.maplecroft.com/insights/analysis/tackling-climate-change-and-modern-slavery-together/

Par ailleurs leur empreinte écologique est plus élevée pour d’autres sujets comme l’eau, les sols, la déforestation, la biodiversité, les déchets … Il faut donc bien aider les pays pauvres à accélérer leur transition démographique, mais d’abord pour eux et leurs environnements, pas pour le climat. Et même pour le climat certaines interventions (par exemple combler les besoins non pourvus en contraception) peuvent être très efficaces, même si l’ampleur du résultat sera limité.

Faut-il réduire la population dans les pays riches ?

La majorité des émissions étant dans les pays riches, on peut supposer que réduire leur population aurait un effet non négligeable sur le climat. Il faut par contre s’interroger sur les mesures à prendre et sur leur résultat. Notre objectif à la suite de l’Accord de Paris et désormais traduit dans la loi française est d’atteindre la neutralité carbone en 2050, soit une division des émissions par 7 environ (et -7% par an à un rythme régulier). On peut donc estimer un ordre de grandeur avec le simulateur de l’INED   de l’effet en 2050 de mesures démographiques :

démographie  et graphique avec Ined
https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/jeux/population-demain/
  • Interdiction des enfants au-dessus de 2 : -5% de population
  • Enfant unique : -19% de population
  • Aucun enfant : -36% de population

Ce n’est pas négligeable … si l’on est prêt au moins à instaurer l’enfant unique ! Les grandes questions sont donc la justice et l’acceptabilité de ce genre de mesures, notamment par rapport à d’autres politiques sur les émissions :

démographie et réduction des émissions par type d'action
Source : Emmanuel Pont

En tout cas même la mesure démographique la plus radicale qui soit est très loin d’arriver à notre objectif de division par 7 en 2050. Ne nous voilons pas la face : la grande majorité de l’effort doit porter sur les émissions par personne, quelle que soit l’évolution de la population

A titre individuel, renoncer aux enfants est-il ce que je peux faire de mieux pour la planète ?

On peut effectivement croiser des calculs inquiétants sur l’empreinte carbone d’un enfant, comme :

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Source : https://twitter.com/afpfr/status/1049282260707540992

Sauf que tout est très discutable dans ce calcul :

  • responsabilité comptée pour la descendance jusqu’à la fin des temps
  • construction purement théorique qui n’a rien à voir avec les bilans carbone habituels (les autres lignes du graphique)
  • hypothèses impossibles d’évolution de la population et des émissions

Calcul qui aboutit au total absurde de 19000t de CO2 par enfant aux Etats-Unis, soit 1000 ans d’émissions d’un américain moyen (qui ont été divisés par parent et par durée de vie pour obtenir les 60t du graphique) !

Si l’on considère qu’on est responsable des 20 premières années d’émissions de ses enfants et que nous allons réduire nos émissions pour atteindre la neutralité en 2050 (ordre de grandeur tout à fait possible individuellement, “l’enfant moyen” n’existe pas), on arrive à un total de 51t de CO2 par enfant. Ce qui, en reprenant les mêmes divisions, donne beaucoup moins :

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Source : Emmanuel Pont

Exemple courant : faut-il avoir peur de la population indienne ?

L’Inde a déjà en majorité fini sa transition démographique, avec un taux de fécondité moyen de 2.1 enfants par femme  . Par ailleurs il y a de grandes différences entre états, et entre une Inde urbaine qui concentre la majorité des émissions mais avec un taux de fécondité bas, et une Inde rurale avec les caractéristiques inverses :

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Source : https://www.livemint.com/news/india/india-s-fertility-transition-both-slowing-and-growing-1564383234747.html

Pourquoi “l’appel des 10000 scientifiques” recommande-t-il d’agir sur la démographie ?

Cet appel part de l’étude que nous avions indiquée précédemment, qui calcule que réduire la natalité de 0,5 enfant par femme réduirait les émissions de l’humanité de 40% en 2100. Problèmes : 2100 c’est trop tard, et cette réduction serait très difficile à faire accepter dans les pays riches, où cela reviendrait presque à l’enfant unique. Lorsqu’on regarde des politiques plus acceptables et des résultats en 2050, la démographie semble un levier très limité.

Sommes-nous déjà “trop” ?

Nous sommes assurément trop pour que l’humanité vive comme un français moyen aujourd’hui sans compromettre notre environnement. Par contre quand on regarde les besoins fondamentaux, par exemple l’alimentation, on se rend compte qu’on pourrait déjà largement nourrir 10 milliards d’humains, de manière soutenable et avec les technologies actuelles. La question est donc principalement politique : comment voulons-nous partager la capacité écologique de notre planète ? Quant à la “capacité maximale” de la planète, on trouve des estimations entre 1 et 40 milliards d’humains, qui traduisent surtout les préférences de leurs auteurs…

Einstein a-t-il dit que la démographie est la troisième bombe (après l’atomique et l’information) ?

La source de cette citation, soupçonnant un faux (aucun résultat google, la citation semble circuler uniquement parmi les communautés francophones anti-natalité). Elle proviendrait d’un entretien entre Einstein et l’abbé Pierre en 1948 ! Par contre il n’y a pas eu de transcription et rien dans les archives de l’abbé Pierre. Elle n’a été rapportée publiquement qu’en 1993, lors de l’émission “Noms de Dieux” sur la RTBF .

D’ailleurs c’est intéressant, sa phrase est “deux autres explosions, avec des conséquences en bien et en mal : l’explosion de la vie … ça ne peut pas être laissé à soi-même … terrorisme pour s’installer au nord de la Méditerranée …”. Einstein (ou l’abbé Pierre qui s’exprime à travers lui ?) avait donc sur le sujet principalement peur du manque de nourriture et des tensions politiques autour des migrations ! Il parle aussi de vie plutôt que de démographie.

Le débat autour de la démographie est-il un tabou ?

Le débat est tellement un tabou qu’il revient quasi systématiquement quand on parle d’écologie … Disons plutôt qu’il est délicat, car il touche à la liberté de reproduction et prend très facilement des accents néo-colonialistes fâcheux. Accents à la fois non justifiés (le poids écologique de l’humanité est très largement dans les pays riches), mais aussi particulièrement injustes car les pays pauvres à forte natalité sont aussi les plus fragiles face à des crises écologiques dont ils ne sont pas responsables. Quand des gens comme Nicolas Sarkozy invoquent régulièrement ce sujet, cela ressemble très fort à un appel à ces sentiments. Evidemment, il est beaucoup plus confortable d’imaginer des solutions “en réduisant les autres” pour pouvoir garder notre niveau de vie insoutenable comme si de rien n’était.