Habitué à un contexte économique et sociologique porteur, le secteur pourrait bien voir la demande qui lui est adressée ralentir et son pricing power s’éroder peu à peu. Une rupture qui est encore loin d’être partagée par les investisseurs, comme en atteste la cherté historique de ses niveaux de valorisation.
Pour les acteurs du luxe, l’alignement des planètes aura duré près de 20 ans. D’un côté, le secteur a pu longtemps compter sur un socle de demande géographiquement bien réparti à travers le monde entre les grandes zones économiques traditionnelles, limitant les risques d’à-coups. De l’autre, l’essor de classes moyennes, voire aisées, dans des zones qui en étaient auparavant dépourvues a créé les conditions d’une croissance durable pour les marques les plus emblématiques. Résultat : un développement à la fois soutenu, régulier et équilibré. Cette configuration a été telle que les chiffres d’affaires et les marges du secteur ont résisté au récent arrêt des vols long courrier et à la chute des flux touristiques, dont dépend pourtant près de 35% de l’activité, parvenant même à dépasser leur rythme de 2019 dès la première moitié de cette année.
Un tableau nettement plus contrasté
Notons tout d’abord que s’il est toujours en croissance, le marché du luxe est en phase de décélération en Europe.
Faute de moteurs de croissance suffisamment diversifié comme autrefois, le secteur en est ainsi réduit à voir son salut dans le seul appétit des trentenaires citadins et digital natives chinois. Résultat de l’importance croissance de ce seul segment de population pour l’industrie du luxe, la Chine devrait représenter la moitié des ventes en 2025, contre près d’un tiers aujourd’hui. A un marché équilibré et tiré par un grand nombre de régions se substitue ainsi un débouché quasi-unique et concentré sur un seul pays, aussi grand soit-il.
Pire, ce dernier moteur pourrait bien avoir des ratés. Pour des raisons politiques, tout d’abord. Le 17 août dernier, Xi Jinping, le secrétaire général du Parti communiste (PCC), a donné le nouveau mot d’ordre de sa politique économique : « Prospérité commune ». En clair, l’objectif est désormais de parvenir à une croissance mieux répartie et de réduire une inégalité désormais presque aussi élevée qu’aux Etats-Unis. Pour les acteurs du luxe, le risque est que cette politique redistributive à venir finisse par essouffler la demande générale.
Un autre risque, qui concerne directement les marques cette fois-ci
A force de courir derrière cette même mono-cible de masse, certaines marques en sont arrivées à perdre leurs spécificités, voire parfois, disons-le, leur bon goût. Cette banalisation est dangereuse à plus d’un titre. Elle porte en elle les risques d’une érosion de la désirabilité de ces marques et donc, de leur pricing power.
De quoi également ouvrir la porte à de nouveaux compétiteurs locaux, sur fond d’interventionnisme croissant de l’Etat chinois pour créer des champions nationaux dans des secteurs où ils étaient auparavant absents. Les exemples de ce type se multiplient. Dans un tout autre univers, le chinois Tiktok a ainsi réussi à devenir un puissant réseau social global, là où on pensait il y a peu que les champions mondiaux ne pouvaient être qu’américains. De la même façon, rien n’empêche plus un nouvel entrant chinois de créer un LVMH local avec l’aide d’une armada d’influenceurs locaux et le blanc-seing du pouvoir.
Reste que cette fragilisation du principal moteur de croissance du secteur ne semble pas avoir été encore pris en compte par les investisseurs. Pour preuve, l’indice sectoriel MSCI Europe Textiles, Apparel and Luxury Goods a gagné près de +20% (au 31/08/2021) depuis le début de l’année, dopé par la vigueur des chiffres annoncés par ses principaux acteurs, alors que l’indice MSCI China chutait dans le même temps de -9% (au 31/08/2021), notamment plombé par la perspective d’une politique plus redistributive et par l’annonce du projet de taxation des héritages à hauteur de 50%. La concomitance entre une baisse programmée du momentum dans la demande, l’érosion du pricing power de nombreuses marques et la cherté historique des valorisations n’est pas durable. 2021 sera bien une année de rupture, pour le secteur.
Par Gérard Moulin, Responsable pôle actions européennes et Gérant du fonds Amplegest Pricing Power