Le manque de données fiables a longtemps entravé l’adoption des critères ESG dans le domaine du capital-investissement. Cependant, des progrès significatifs sont en cours pour surmonter cet obstacle. Le secteur s’efforce désormais de rattraper son retard en matière de collecte et d’utilisation de données robustes liées aux performances environnementales, sociales et de gouvernance des entreprises. Cette évolution marque une prise de conscience croissante de l’importance des critères ESG dans les décisions d’investissement, signalant ainsi un changement positif vers une intégration plus poussée de ces considérations dans le domaine du capital-investissement.
Si les fonds de capital-investissement, ou « private equity », sont souvent les premiers à identifier les nouvelles activités porteuses, lorsqu’il s’agit d’adopter l’investissement responsable, ils sont plutôt distancés.
Cela s’explique notamment par l’opacité des marchés privés, les sociétés non cotées n’étant pas tenues aux mêmes obligations de transparence que les entreprises cotées. Beaucoup de ces sociétés sont de petite taille et n’ont pas les ressources nécessaires pour présenter des rapports détaillés. Il s’agit là d’un obstacle essentiel à la prise en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans les décisions prises par les fonds de capital-investissement. Si, depuis de nombreuses années, beaucoup d’entre eux prennent systématiquement en compte les aspects de gouvernance ainsi que l’impact social et environnemental des candidats potentiels à l’investissement, jusqu’à une date récente, il n’existait aucun moyen formel pour en tenir compte.
La situation évolue actuellement, l’approche ESG étant désormais une priorité pour les investisseurs comme pour les entreprises, et la réglementation augmentant les risques de non-conformité. En Europe, la taxonomie verte et le Règlement sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (SDFR) ont fixé des normes pour les investissements dits durables, y compris pour le capital-investissement. Le Royaume-Uni planche, quant à lui, sur sa propre version de ces deux règlements, tandis qu’aux États-Unis, la Securities and Exchanges Commission (SEC) renforce également les exigences en matière de reporting ESG.
L’accent mis sur une transparence accrue est en partie une réponse à l’augmentation du poids du secteur non coté, dont la base d’actifs a considérablement augmenté ces dernières années, mais aussi à l’appel croissant à la démocratisation des marchés privés. Dans l’optique d’une ouverture aux investisseurs particuliers, les obligations en matière de communication doivent être beaucoup plus strictes qu’auparavant.
Une nouvelle initiative s’est engouffrée dans la brèche. Un nombre croissant de gestionnaires (General Partners, GPs) dans le secteur du capital-investissement ont commencé à mesurer les performances ESG des sociétés de leurs portefeuilles dans le cadre d’un partenariat ouvert entre les parties prenantes, appelé EDCI (ESG Data Convergence Initiative). Son principal objectif est d’améliorer la transparence et de faciliter la comparabilité des données entre les entreprises et les secteurs.
Les données ESG recueillies au cours de l’année de création de l’EDCI (exercice 2021) fournissent des indications utiles sur le niveau de durabilité des sociétés présentes dans les portefeuilles de capital-investissement, ainsi que sur les d’amélioration et de développement.
L’EDCI compte déjà plus de 350 membres (septembre 2023), soit plus de 28 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion.3Le groupe Pictet a été l’un des premiers membres de l’initiative, dont il a intégré le comité directeur peu de temps après sa création.
Les general partners membres de l’EDCI s’engagent à fournir des données sur un ensemble d’indicateurs ESG dans six domaines prédéfinis: émissions de gaz à effet de serre, utilisation d’énergies renouvelables, diversité au sein du conseil d’administration, accidents de travail, nouveaux recrutements nets et mobilisation des employés. Les données ont ensuite été agrégées en un indice de référence par BCG (Boston Consulting Group).
Grâce à ces informations, nous avons pu analyser des données sur plus de 300 sociétés privées incluses dans nos portefeuilles de capital-investissement et les comparer à la fois à un benchmark général d’entreprises non cotées (également issu de l’EDCI) et à un benchmark de sociétés cotées en bourse à partir des données de Refinitiv, qui utilise environ 3 800 sociétés appartenant aux plus grandes places boursières du monde.
Les données montrent que les entreprises non cotées détenues par des sociétés de capital-investissement sont actuellement en retard par rapport à leurs homologues cotées au niveau de plusieurs indicateurs environnementaux et sociaux clés, dont l’utilisation des énergies renouvelables (Fig. 1) ou la diversité au sein du conseil d’administration. À notre avis, cela n’est pas surprenant étant donné les exigences réglementaires plus élevées – telles que la divulgation d’informations sur le développement durable – auxquelles les entreprises cotées en bourse sont confrontées par rapport à leurs homologues non cotées.
Une opportunité unique
L’adoption de l’ESG par le secteur a le potentiel d’améliorer le profil risque-rendement des investissements en capital-investissement de plusieurs manières. Premièrement, en encourageant les sociétés émettrices à améliorer leurs performances dans des domaines tels que l’utilisation des énergies renouvelables, les gestionnaires de capital-investissement peuvent constituer des portefeuilles adaptés, dans un monde où la réglementation et la fiscalité pénalisent de plus en plus les entreprises qui n’appliquent pas les principes ESG.
Deuxièmement, les investisseurs privés sont sans doute mieux placés pour mener la transition écologique que les détenteurs d’obligations ou les actionnaires de sociétés cotées en bourse. En effet, elles exercent un contrôle direct sur leurs investissements et ont donc une plus grande influence sur le comportement des entreprises et les décisions concernant l’allocation du capital. Leur horizon d’investissement est également souvent supérieur à celui des investisseurs en actifs cotés, ce qui leur laisse plus de temps pour agir.
L’analyse par le cabinet de conseil Boston Consultig Group (BCG) des données de référence de l’EDCI (ESG Data Convergence Initiative) entre 2019 et 2021 révèle que le chiffre d’affaires des sociétés privées dont le conseil d’administration compte au moins une femme a augmenté à un rythme plus rapide que celui des entreprises dont la direction est exclusivement constituée d’hommes. S’il est prématuré selon nous de tirer des conclusions sur le lien entre diversité des effectifs du conseil d’administration et performances financières, il apparaît néanmoins que les sociétés de capital-investissement semblent être en retard par rapport aux entreprises cotées en bourse en ce qui concerne la diversité des sexes au sein des conseils d’administration (Fig. 2). Il s’agit là d’une possibilité d’amélioration que nous avons l’intention de suivre de près à l’avenir.
Nous pensons que les marchés privés bénéficient d’une position unique pour promouvoir des pratiques durables, au profit de la planète, de la société et des performances des portefeuilles. Cela s’explique notamment par le rôle essentiel du capital-investissement dans l’économie mondiale: il représente en effet quelque 7 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion, un chiffre qui devrait passer à près de 12 000 milliards de dollars d’ici 2027 selon Preqin.
Notre analyse a également mis en évidence les domaines dans lesquels les acteurs privés ont eu le dessus. Contrairement à l’avis largement répandu selon lequel les sociétés de capital-investissement cherchent à maximiser la création de valeur en adoptant des stratégies agressives, les entreprises non cotées ont créé plus d’emplois exprimés en ETP que leurs homologues cotées en bourse en 2021 (Fig. 3), toutes zones géographiques et tous secteurs confondus.
L’EDCI n’existant que depuis 2021, il est trop tôt pour procéder à une analyse rigoureuse du lien entre facteurs ESG et performances financières. Il a en effet toujours été difficile d’identifier un lien direct entre résultats financiers et performance ESG. La relation de cause à effet est complexe à établir pour plusieurs raisons, notamment le manque de cohérence de la terminologie utilisée, des données limitées et le manque de mesures standardisées de la performance ESG. L’augmentation du nombre de membres de l’EDCI et des données disponibles devrait faciliter les choses.
L’obtention de données ESG au niveau des entreprises du portefeuille nous aidera non seulement à prendre de meilleures décisions d’investissement, mais aussi à concentrer notre action sur les GP où nous pouvons avoir le plus d’impact. À titre d’exemple, 15% des entreprises dont nous avons obtenu des données concernant les émissions de gaz à effet de serre (Scope 1 et 2) représentaient 80% des émissions totales, ce qui nous montre clairement où concentrer nos efforts en matière d’engagement.
Selon une récente étude menée par la société de conseil PWC, les gestionnaires identifient la culture des entreprises et l’évolution réglementaire comme les deux principaux moteurs de l’intégration des critères ESG dans leur processus d’investissement, tandis que la problématique du manque de données est identifiée comme un défi majeur.5 L’EDCI aidant à relever le défi des données, nous pensons que le capital-investissement a résolument franchi un cap en matière d’investissement responsable.