Le 9 février 2023 : La loi sur la réduction de l’inflation constitue un tournant majeur dans la décarbonisation de l’économie américaine. Mais s’il constitue une bonne nouvelle pour le climat, ses modalités constituent une menace pour de nombreux acteurs, notamment européens. Les autorités européennes se trouvent désormais dans l’obligation d’y apporter une réponse vigoureuse et rapide. Par CPR
L’Inflation Reduction Act, une grande loi de décarbonation de l’économie américaine… qui perturbe les Européens
L’Inflation Reduction Act (IRA) a été adoptée par le Congrès américain à l’été 2022 et a été présentée par la Maison blanche comme la loi « comprenant les investissements climatiques les plus importants dans l’histoire des Etats-Unis », même si elle comprend aussi des mesures fiscales sans rapport avec le climat (hausses d’impôts pour certaines entreprises) et des mesures relatives à la santé. C’est incontestablement une bonne nouvelle pour le climat car selon certaines estimations, l’IRA permettrait aux Etats-Unis de baisser leurs émissions de gaz à effet de serre de 31 à 44% en 2030 par rapport aux niveaux de 2005 (contre une baisse de 24 à 35% sinon).
L’IRA comprend 369 Mds $ de nouvelles dépenses centrées sur l’énergie et le climat sur les 10 prochaines années. Le poste de dépenses le plus important de l’Inflation Reduction Act correspond à environ 260 Mds $ de crédits d’impôts liés aux énergies propres à destination des entreprises privées. En réalité, il s’agit surtout d’abord de la reconduction de crédits d’impôt sur la production et sur l’investissement en énergies renouvelables (production d’électricité via l’éolien, le solaire, la biomasse mais aussi la production d’hydroélectricité) qui avaient expiré à la fin de l’année 2021 et qui sont désormais étendus jusqu’à la fin de l’année 2024. Le crédit d’impôts pour la séquestration carbone a, lui, été étendu jusqu’en 2033 : pour en bénéficier, les centrales électriques devront capturer au moins 75% de leurs émissions de C02 et les usines devront capturer au moins 50% de leurs émissions de C02. Un crédit d’impôt sur la production d’hydrogène vert, c’est-à-dire d’un hydrogène produit avec un process n’émettant pas plus de 4 kilos de C02 par kilo d’hydrogène, a été créé pour dix ans (l’ampleur du crédit d’impôt par kilo d’hydrogène dépendra ainsi du degré de propreté du process de production). Enfin, un crédit d’impôt pour la production d’électricité nucléaire a également été créé.
Outre la décarbonation de la production d’électricité, l’IRA a pour grand objectif de développer une véritable industrie liée aux énergies propres (par exemple, les Etats-Unis importent actuellement 80% des panneaux solaires qui y sont installés), car les Etats-Unis sont très en retard dans ce domaine et très dépendants de la Chine. Plusieurs crédits d’impôts pour les entreprises ont été créés pour cela : pour la production domestique de panneaux solaires, d’éoliennes, de batteries et de minerais essentiels pour les énergies propres. L’objectif est de renforcer la souveraineté des Etats-Unis au niveau des énergies propres. Cette volonté de favoriser l’émergence d’une industrie liée aux énergies propres se retrouve dans les subventions versées aux particuliers : l’IRA prévoit des subventions de 7500 $ pour l’achat de véhicules électriques ou à hydrogène neufs et de 4000$ sur les véhicules d’occasion. Il prévoit aussi des subventions pour l’installation de panneaux solaires (jusqu’à 30% des dépenses) et de pompes à chaleur (jusqu’à 2000$). La condition pour recevoir les subventions est que le matériel acheté soit fabriqué aux Etats-Unis et qu’une certaine quantité des composants et des matières premières utilisés proviennent eux-mêmes des Etats-Unis ou des pays avec lesquels les Etats-Unis ont un accord commercial. Un certain nombre de modèles de véhicules électriques ne sont donc pas éligibles aux subventions de l’IRA et c’est cela qui a poussé un certain nombre d’entreprises européennes à annoncer l’ouverture d’usines aux Etats-Unis (et dans certains cas la fermeture d’usines en Europe…).
Quelle réponse des Européens ?
L’annonce de l’IRA américaine a été perçue comme un nouveau coup dur pour l’industrie européenne dont la compétitivité était déjà mise à mal par une énergie beaucoup plus chère que dans le reste du monde. Jusqu’à récemment, la politique industrielle européenne arrivait en second plan par rapport à la politique de la concurrence et la politique commerciale de l’Union. Elle s’appuyait sur les règles de marché, y compris dans son virage climatique, par exemple en utilisant la taxation du carbone (marché des quotas d’émissions, ETS), en renforçant les normes environnementales et en créant un écosystème favorable à l’investissement passant par des partenariats publics privés amorcés par des investissements publics. L’interdiction des aides d’Etats et des subventions directes aux entreprises industrielles et les subventions aux consommateurs sans exigence de contenu local pour en bénéficier étaient la norme. Ainsi, la mise en place de subventions pour l’installation de panneaux solaires en Allemagne en 2010 n’a pas empêché de nombreuses faillites dans le secteur de la production de cellules photovoltaïques, dont le leader Solarworld en 2017, du fait de la concurrence asiatique.
La suspension des limites aux aides d’Etat pendant la crise Covid a constitué un assouplissement majeur de la doctrine européenne en matière industrielle. La Commission européenne estime [1] avoir autorisé plus de 3000 Mds € d’aides aux entreprises par les pays européens en 2020 via 389 décisions. Ces montants incluaient les programmes de prêts garantis par les Etats et une partie des autorisations n’a pas été utilisée mais cela montre néanmoins que le soutien autorisé était d’une ampleur considérable.
L’Europe avait déjà entamé une analyse de ses dépendances stratégiques qui ont ensuite été mises en lumière par la crise covid et les ruptures d’approvisionnement qui en ont résulté. L’Europe a donc voulu constituer et renforcer les chaines de valeur européennes dans des secteurs industriels jugés clés, qu’il s’agisse du numérique ou de la transition énergétique : batterie, hydrogène… La création d’alliances, le plan de relance Next Generation EU et l’agenda du Green Deal ont permis d’accélérer le mouvement.
Face à l’IRA, l’Europe a d’abord réagi en activant la voie de la négociation, la Direction Générale du commerce étant mandatée pour négocier des concessions sur le volet des contenus locaux au sein d’une task force américano-européenne. Une avancée a été obtenue en décembre 2022 pour rendre disponibles les subventions à l’achat pour les véhicules commerciaux européens à l’instar des véhicules américains. La question centrale des véhicules particuliers reste elle encore en négociation. Même si les règles de subventions et de crédit d’impôts violent explicitement les règles de l’OMC, l’UE ne souhaite pas s’engager dans un contentieux avec les Etats-Unis porté à l’OMC.
Ensuite, en décembre 2022, le Conseil européen a demandé à la Commission de formuler une proposition de politique industrielle en réponse à l’IRA au 1er trimestre 2023. A Davos, Ursula Von der Leyen la présidente de la Commission européenne a déclaré que « pour maintenir l’attractivité de l’industrie européenne, il est nécessaire d’être compétitif avec les offres et les incitations qui sont actuellement proposées en dehors de l’Union européenne ». Six pays (le Danemark, la Finlande, l’Irlande, les Pays-Bas, la Pologne et la Suède) ont demandé à la Commission de faire preuve de prudence dans la modification du cadre des aides d’Etat. Ils mettent en avant le risque de fragmentation du marché intérieur, de courses aux subventions et d’un développement régional plus faible.
La Commission a présenté son projet le 1er février, intitulé le Green Deal Industrial Plan qui repose sur 4 piliers : un environnement réglementaire prévisible et simplifié, un cadre temporaire de crise et de transition pour favoriser la transition énergétique de l’UE qui prévoit un assouplissement des règles sur les aides d’Etat jusqu’à fin 2025, le renforcement des compétences et un commerce ouvert et diversifié pour assurer les approvisionnements. Le projet sur les aides d’Etat prévoit notamment des « subventions d’alignement » qui permettront aux pays européens de s’aligner sur les subventions proposées par d’autres pays et d’inciter ainsi les entreprises européennes à investir en Europe dans les secteurs clés pour la transition énergétique. Ce projet pose de nombreuses questions puisqu’il marque une rupture avec la « neutralité technologique » qui a prévalu en Europe jusqu’à présent. Par ailleurs, la définition du champ des industries pouvant ou non recevoir des subventions fera l’objet d’âpres discussions … On notera que l’industrie lourde est ainsi absente des projets évoqués alors que sa décarbonation est un sujet majeur pour l’Union européenne. Ensuite, les subventions ne pourront être accordées qu’après avoir démontré les risques réels de détournement de l’investissement de production en dehors de l’UE. Sur le volet financement, tous les pays ne disposent pas des mêmes marges de manœuvre budgétaires pour accorder des subventions. La Commission propose d’utiliser des fonds européens, notamment les financements restants des programmes RePower EU (250 Mds €), Invest EU et du fonds pour l’innovation. A moyen terme, elle proposera la constitution d’un Fonds de souveraineté européen financé par le budget pluriannuel de l’UE (ses modalités seront précisées avant l’été 2023). Les Etats-membres vont discuter de ces propositions au Conseil européen des 9 et 10 février et probablement à celui du mois de mars et pourront proposer des ajustements.
Si l’Europe démontre une forte volonté de promouvoir son industrie et de défendre sa compétitivité face à un regain de protectionnisme de la Chine et des Etats-Unis notamment, les risques résident dans la complexité des dispositifs européens envisagés alors que l’IRA a le mérite de la simplicité, la définition du champ des industries pouvant bénéficier des aides et le délai de mise en place des mesures effectives. La réponse européenne ne doit pas tarder car la crise énergétique de 2022 a déjà constitué une forte incitation pour les entreprises à développer des infrastructures de production en dehors des frontières de l’UE.