Vers une finance plus transparente

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Finance plus transparente : depuis plusieurs années, la finance durable est au cœur des préoccupations des investisseurs et des régulateurs. Dans ce contexte, l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) a publié en mai 2024 des lignes directrices strictes visant à encadrer l’utilisation des termes liés à l’ESG (Environnement, Social, Gouvernance) et à la durabilité dans les noms des fonds distribués dans l’Union européenne. Cette réforme, motivée par la volonté de lutter contre le greenwashing, impose aux gestionnaires d’actifs de revoir leur stratégie de communication et, dans certains cas, la composition même de leurs portefeuilles. À un an de l’entrée en vigueur de ces nouvelles règles, le paysage de l’investissement ESG est en pleine mutation.

Une réforme structurante : l’essentiel des lignes directrices de l’ESMA

Les lignes directrices de l’ESMA imposent aux fonds qui souhaitent conserver une appellation ESG ou durable de répondre à des exigences précises en matière d’exclusion d’actifs controversés. Parmi les critères d’exclusion figurent notamment les entreprises fortement exposées au charbon, au pétrole, aux gaz fossiles, ainsi qu’à la production électrique très carbonée. L’objectif : garantir que les fonds portant une étiquette “durable” reflètent effectivement des pratiques d’investissement responsables.

Les gestionnaires avaient jusqu’au 21 mai 2025 pour se mettre en conformité ou modifier le nom de leurs fonds. Cette réforme a suscité des réactions variées, allant de simples ajustements à des rebrandings profonds.

Rebrandings : des changements nombreux mais mesurés

Un an après l’annonce des nouvelles règles, environ 19 % des fonds concernés ont déjà modifié leur nom. Parmi eux :

  • 508 fonds ont supprimé les termes ESG ou durables,
  • 304 ont remplacé un terme par un autre,
  • 68 ont ajouté un terme ESG.

Notons que les fonds passifs ont été plus fréquemment concernés, en raison de leur dépendance aux indices qui doivent également intégrer les critères ESMA. Cependant, le nombre total de fonds ESG dans l’UE n’a reculé que de 8 %, preuve que les gestionnaires tentent de conserver une dimension durable tout en se conformant aux nouvelles exigences.

Une sémantique stratégique : les nouveaux mots-clés des fonds ESG

La suppression des termes “ESG” et “sustainable” a été largement compensée par l’émergence de nouveaux termes plus spécifiques comme “transition”, “climat” ou encore “screened”. Cela reflète une volonté des gérants de montrer leur engagement sans s’exposer aux contraintes réglementaires trop strictes.

Certains exemples sont révélateurs :

  • Le fonds BFT Crédit Opportunités ISR est devenu “Climat” pour refléter une nouvelle stratégie de décarbonation.
  • Robeco a transformé plusieurs de ses fonds “Sustainable” en “Transition” afin de mieux refléter une logique de progression vers la neutralité carbone.
  • D’autres, comme Invesco ou Fidelity, ont réorienté leurs fonds vers des objectifs plus clairement alignés sur la réduction des émissions et les obligations vertes.

Focus sur les fonds “Transition” : une montée en puissance limitée mais significative

Si l’on observe une montée en puissance du terme “transition”, son adoption reste en deçà des attentes. En théorie, ce positionnement est attractif, car il est moins contraignant que les standards PAB (Paris-Aligned Benchmark), tout en s’inscrivant dans une logique nette de réduction des émissions.

Cependant, ce label demande aux gérants de démontrer un chemin mesurable vers des objectifs environnementaux ou sociaux, ce qui est difficile à standardiser. De plus, cela implique souvent d’investir dans des entreprises encore très émettrices mais engagées dans une transformation, ce qui peut déconcerter certains investisseurs.

Quid des fonds “Sustainable” ? Entre abandon stratégique et renforcement des engagements

Parmi les 1 245 fonds utilisant le terme “sustainable” en mai 2024, 241 l’ont depuis abandonné. La majorité de ces retraits sont motivés par une incapacité à garantir une part suffisante d’investissements véritablement durables (souvent inférieure à 50 %).

Dans certains cas, comme chez TCW, cela a conduit à une révision complète des objectifs : les fonds sont passés d’un statut Article 9 à Article 8, avec une réduction nette des ambitions. D’autres, comme BNP Paribas ou Guinness, ont supprimé le terme sans changer réellement la stratégie, souvent pour des raisons commerciales ou de clarté.

À l’inverse, certains gérants ont préféré maintenir ou renforcer l’engagement, en ajustant leur documentation pour rester en conformité et continuer à revendiquer une véritable dimension durable.

Impacts sur les portefeuilles : vers une désensibilisation progressive aux actifs controversés

L’un des effets les plus notables des lignes directrices est la réduction du nombre de fonds détenant des titres jugés non conformes, notamment dans les secteurs du charbon ou des énergies fossiles. Toutefois, les divergences d’interprétation sur les exclusions, liées à la variété des données disponibles et à la complexité des chaînes de valeur, laissent place à une certaine hétérogénéité dans l’application.

Par ailleurs, les exclusions ne sont pas uniformes selon qu’il s’agisse d’un fonds actif ou passif, chaque type suivant des méthodologies et des fournisseurs d’indices différents. Cela impose aux investisseurs une vigilance accrue sur les choix effectués par leurs gérants.

Réaction des investisseurs et évolution des préférences

Depuis la publication des lignes directrices de l’ESMA, les comportements des investisseurs ont évolué de manière notable. Beaucoup ont pris conscience que les appellations « ESG » ou « durable » ne garantissent pas toujours un alignement profond avec leurs convictions environnementales ou sociales. Cette prise de recul pousse certains à se tourner vers des fonds à stratégie explicite sur la décarbonation, la transition juste ou encore la biodiversité. D’autres, plus prudents, préfèrent dorénavant les fonds thématiques bien définis plutôt que ceux aux labels génériques.

Les plateformes de distribution d’investissement (banques privées, robo-advisors, marketplaces) adaptent également leurs outils de sélection pour mieux refléter les nouvelles exigences réglementaires. Des filtres avancés permettent désormais aux clients de distinguer les fonds conformes aux exclusions PAB/CTB ou à un engagement net zéro crédible.

Défis d’interprétation et fragmentation des pratiques

Un point important soulevé par les professionnels est la latitude d’interprétation laissée par les lignes directrices de l’ESMA. Si le cadre impose certaines exclusions claires (charbon, pétrole, gaz, électricité carbonée, armes controversées), il laisse place à différentes lectures selon les méthodologies internes des gestionnaires d’actifs.

Certaines sociétés appliquent des règles uniformes à tous leurs fonds, tandis que d’autres adaptent les critères en fonction du style de gestion (passif ou actif), des données disponibles ou des préférences du gérant. Cela crée une fragmentation du marché et une difficulté pour les investisseurs à comparer objectivement les stratégies dites « de transition » ou « durables ».

Impact sur la structuration de l’offre ESG

La vague de rebranding a eu un effet domino sur la structuration de l’offre ESG en Europe. Plusieurs fonds ont été rétrogradés de l’Article 9 à l’Article 8 ou ont vu leur objectif d’investissement durable révisé à la baisse. Ce phénomène reflète une volonté de rester conforme tout en maintenant une certaine flexibilité de gestion.

En parallèle, une nouvelle génération de produits fait son apparition : fonds à trajectoire Net Zéro, stratégies de transition climatique, obligations à impact, etc. Ces produits se positionnent de manière plus transparente, avec des indicateurs de performance extra-financière concrets et des engagements temporels mesurables. Cette évolution est perçue comme un progrès qualitatif dans la finance durable européenne.

Analyse récapitulative de Bruno Boggiani, CEO de Strateggyz – Green Finance

Bruno Boggiani, expert reconnu de la finance durable et fondateur de Strateggyz, partage une lecture critique mais optimiste de cette phase de transformation :

« L’ESMA a joué son rôle de garde-fou en posant des lignes rouges claires. Ce que nous observons aujourd’hui, ce n’est pas un recul de la finance durable, mais sa professionnalisation. Certains acteurs ont dû ajuster leur offre car ils n’étaient pas en mesure de prouver ce qu’ils affirmaient. Cela renforce la crédibilité globale du marché. »

Pour Boggiani, cette régulation agit comme un révélateur : elle distingue les initiatives sincères des démarches marketing approximatives. Il anticipe un mouvement vers une standardisation des métriques ESG et appelle les gestionnaires à développer des méthodologies robustes pour documenter leur impact réel.

Enfin, il note que la notion de « transition » – encore floue pour beaucoup – gagnera en clarté à mesure que les régulateurs, les investisseurs et les entreprises aligneront leurs attentes sur des trajectoires de décarbonation crédibles et socialement responsables.

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