L’intégration des pays émergents, en particulier de la Chine, au commerce mondial a bouleversé le paysage des échanges et des chaînes de production mondiales ces trente dernières années. Par Célia COLIN, Xavier COELN, Per Yann LE FLOC’H, Louis VEDEL
Pour caractériser ce processus, les économies émergentes peuvent être examinées sous trois angles distincts mais liés :
- leur degré d’intégration aux chaînes de valeur mondiales (mesuré notamment par le contenu en importations de leurs exportations) ;
- la spécialisation de leurs exportations
- leur positionnement en gamme.
Les chaînes de valeur mondiales
Il ressort de l’analyse des données du commerce international en valeur ajoutée que les pays émergents auraient suivi une stratégie d’intégration au commerce mondial par phases successives. À l’exemple de la Chine, ces pays auraient profité dans un premier temps d’une spécialisation fondée sur leurs avantages comparatifs au sein des chaînes de valeur mondiales, avant de diversifier leurs productions et leurs exportations, puis finalement de se spécialiser de nouveau à mesure de la montée en gamme de leurs productions. Ce dernier phénomène s’accompagne d’une remontée de la chaîne de valeur pour ces secteurs de spécialisation, ou « ré- internalisation », qui se traduit par une baisse progressive de la dépendance aux intrants étrangers nécessaires à la production de ces biens (composants électroniques, machines), partiellement remplacés par de la production locale.
Ainsi, la relation entre niveau d’intégration dans les chaînes de valeur mondiales et niveau de développement économique ne semble pas linéaire. Une dynamique de relocalisation des étapes de production des chaines de valeur mondiales s’observe aujourd’hui dans plusieurs pays d’Asie émergente posant la question de l’étape suivante de leur intégration.
Part de la valeur ajoutée étrangère dans les exportations (en %)
1. L’intégration commerciale des pays émergents s’est accompagnée d’une fragmentation des chaînes de production mondiales
Jusque dans les années 1980, les flux commerciaux mondiaux étaient principalement constitués d’échanges entre économies développées (Nord-Nord). Depuis lors, les flux entre économies émergentes et économies développées (Sud-Nord), ainsi qu’entre économies émergentes entre elles (Sud-Sud) ont fortement accéléré. En miroir de la baisse de la part des économies avancées dans les exportations mondiales, passée de 80 % en 1991 à 60 % en 2018, la part des pays émergents a doublé sur la même période (de 20 % à 40 %).
La Chine a joué un rôle central dans cette dynamique. Sa part dans les exportations mondiales a été multipliée par six en 30 ans (pour atteindre 13 % des exportations mondiales en 2018, premier exportateur mondial), la faisant passer du statut d’acteur marginal du commerce international à celui de l’un des principaux clients et fournisseurs du monde. Entre 1991 et 2018, les exportations mondiales ont crû de plus de 457 %, dont 69 points sont dus à la Chine (soit 15 %). La structure sectorielle des exportations chinoises a en outre beaucoup évolué depuis 30 ans, avec un déclin de la part des produits agricoles et textiles au profit de celle des biens manufacturés et électroniques.
L’analyse de la croissance des flux commerciaux Sud- Nord et des chaînes de valeur mondiales a ravivé les théories ricardiennes du commerce international fondées sur les avantages comparatifs, qui semblent avoir guidé le développement de l’intégration commerciale des économies émergentes suivant des phases successives. La fragmentation des chaînes de production en fonction de ces avantages comparatifs a permis aux émergents de s’insérer dans le commerce mondial en se spécialisant sur quelques étapes du processus de production d’un produit plutôt que sur son ensemble, comme cela avait pu être le cas auparavant. L’existence d’un avantage comparatif serait à l’origine de 80 % des exportations des BRICS en 2010.
Certaines études suggèrent l’existence d’une relation temporelle non-linéaire entre niveau de spécialisation et niveau de développement (voir également graphique 2), qui traduit une trajectoire d’intégration commerciale par phases successives. Si les avantages comparatifs et la spécialisation sont déterminants dans un premier temps, les pays exportateurs, à mesure qu’ils se développent, ouvrent de nouvelles lignes de produits ou réalisent de nouvelles étapes de production, ce qui se traduit par une diversification de leurs exportations, avant qu’ils ne se spécialisent de nouveau dans une dernière phase, mais sur des segments plus haut en gamme qu’auparavant.
En comparaison internationale, le degré d’intégration dans les chaînes de valeur diffère néanmoins selon que les pays sont ou non exportateurs de matières premières, comme en témoignent les données de commerce en valeur ajoutée, qui donnent une indication sur le niveau d’intégration des économies aux chaînes de valeurs mondiales. Ainsi, en 2018, la part de la valeur ajoutée (VA) nationale contenue dans les exportations n’étaient que de 48 % au Vietnam, 65 % en Malaisie, 63 % au Mexique, 66 % en Thaïlande, peu producteurs de matières premières, alors que dans les pays exportateurs de matières premières, où la VA du secteur extracteur pèse lourd dans les exportations, ce taux est beaucoup plus élevé (86 % en Indonésie, 87 % au Brésil, 90 % en Argentine et 92 % en Russie).
2. Un processus d’intégration par phases successives, comme l’illustre l’exemple chinois et coréen
En s’intéressant de plus près aux données de commerce international en valeur ajoutée disponibles
sur la base TiVA de l’OCDE (couvrant la période 1995- 2018 pour de nombreux pays avancés et émergents), il est possible de mettre en lumière plusieurs phénomènes.
Le premier fait qui ressort de l’analyse de ces données est l’existence d’une courbe d’intégration commerciale « en cloche » pour un grand nombre d’économies émergentes. Pour une majorité des émergents de l’échantillon, l’intégration commerciale aurait atteint un maximum au cours de la décennie 2000. En effet, la part moyenne de valeur ajoutée importée contenue dans les exportations parmi les émergents de la base de données a suivi une tendance ascendante régulière entre 1995 et la veille de la crise de 2008. Par la suite, cette moyenne a baissé entre 2012 et 2018. Plusieurs pays asiatiques figurent parmi ceux ayant leur « pic » d’intégration relativement tôt : l’Indonésie en 1998, la Malaisie en 2000, les Philippines, en 2004, ou encore la Thaïlande en 2005.
Malgré les phénomènes exogènes de grande ampleur qui ont marqué cette période (crise financière et super- cycle des matières premières) et ont affecté à la fois la croissance du PIB/habitant et le processus d’intégration aux chaînes de valeur mondiales, la dynamique observée est cohérente avec une intégration commerciale par phases successives, faisant passer les pays d’une spécialisation sur leur avantage comparatif à davantage de diversification, puis finalement à une « re-spécialisation » dans un nombre limité de secteurs présentant à forte valeur ajoutée. Ce dernier phénomène s’accompagne d’une remontée de la chaîne de valeur pour ces secteurs de spécialisation, ou « ré-internalisation », qui se traduit par une baisse progressive de la dépendance aux intrants étrangers nécessaires à la production de ces biens (composants électroniques, machines), partiellement remplacés par de la production locale.
Deuxièmement, la Chine semble figurer parmi les premiers émergents à avoir connu une baisse de son intégration commerciale, mesurée par la part de la VA étrangère contenue dans ses exportations. Son intégration commerciale aurait atteint un maximum en 2004, dessinant ainsi les phases successives envisagées précédemment. Depuis, on constate un véritable processus de ré-internalisation des étapes de production, illustrant une stratégie d’éloignement progressif de son modèle de « processing trade », tout en opérant une montée en gamme de sa production
Ainsi, la stratégie observée pour la plupart des émergents serait comparable à la trajectoire suivie par la Chine ou précédemment par la Corée, en particulier s’agissant d’une spécialisation progressive vers les biens de haute technologie. S’agissant de la Corée, alors qu’en 1965 les secteurs à faible intensité capitalistique ou technologique que sont les matières premières, les produits textiles et autres biens manufacturés légers représentaient 72 % de ses exportations, cette part s’est réduite à seulement 5 %
en 2020 tandis que les produits électroniques, les matériels de transport et les équipements industriels, à plus forte intensité capitalistique ou technologique, sont passés dans le même intervalle de temps de 3 % à 63 % (cf. Graphique 1).
Graphique 1 : Évolution sectorielle des exportations coréennes et part dans les exportations mondiales
Ce mouvement de ré-internalisation peut ainsi traduire l’évolution des avantages comparatifs au fur et à mesure qu’un pays se développe, mais aussi parfois des politiques sectorielles volontaristes (attractivité pour les investissements étrangers, subventions sectorielles, soutien aux entreprises exportatrices).
L’ampleur de ce mouvement de ré-internalisation varie nécessairement selon les caractéristiques économiques et géographiques du pays : la Chine peut envisager, dans certains secteurs, de maîtriser une grande partie de la chaîne de valeur localement (de l’extraction de la matière première à l’assemblage du produit final, en passant par les composants intermédiaires), tandis que d’autres pays moins pourvus en ressources naturelles ou ne dépassant pas une certaine taille critique ne peuvent envisager un tel degré d’autonomie et ont vocation à garder une part élevée de valeur ajoutée étrangère dans leur production et leurs exportations.
Troisièmement, en rapprochant le niveau de développement économique des pays et leur degré d’intégration commerciale (toujours mesuré par la VA étrangère contenue dans les exportations), on peut distinguer trois catégories de pays (cf. Graphique 2)
Graphique 2 : Intégration commerciale et niveau de développement
a. les pays principalement exportateurs de matières premières, dont le niveau de PIB/habitant est relative- ment faible et qui ont une faible part de VA étrangère dans leurs exportations (la production de matières premières nécessitant peu d’intrants) : il s’agit ici par exemple de la Russie ou du Brésil ;
b. des pays dont le PIB par habitant reste faible, mais dont la plus forte intégration dans les chaînes de valeur mondiales se traduit par une VA étrangère dans les exportations importante : il s’agit ici surtout de pays de l’Europe émergente et d’Asie ;
c. et, enfin, les pays les plus riches, davantage spécialisés dans la production de biens et services à forte valeur ajoutée que les pays du groupe émergents fortement intégrés dans les chaînes de valeur mondiale, nécessitant moins d’importations.
La comparaison des données dans le temps confirme plus généralement que les pays émergents d’Asie affichent une dynamique de « relocalisation » de leur valeur ajoutée exportée plus précoce et plus importante que dans les autres régions du monde.
En effet, à l’image de la Chine, l’Inde, les Philippines, la Thaïlande et la Malaisie figurent parmi les pays émergents ayant le plus réduit la part de la VA importée contenue dans leurs exportations au cours de la dernière décennie (cf. Graphique 3). À l’inverse, cette part est en augmentation dans certains pays exportateurs de matières premières (Russie, Brésil, Mexique), et dans les émergents davantage intégrés dans les chaînes de valeur européennes (Maroc, Tunisie, Tchéquie, Pologne, Roumanie, Turquie).
Graphique 3 : Évolution de l’intégration commerciale entre 2005 et 2018
Parallèlement au double mouvement d’intégration et de relocalisation, la plupart des pays émergents ont connu une montée en gamme de leurs exportations, à l’exception des pays producteurs de matières premières. En effet, seuls ces derniers affichent une proportion de leurs exportations situées dans le haut de la gamme des prix plus faible en 2018 qu’en 2000 (cf. Graphique 4).
Il faudra encore deux ans, et la publication des données pour 2020, pour savoir si le mouvement d’internalisation des chaînes de valeur au niveau national aura été renforcé par des perturbations récentes comme la crise sanitaire en Asie ou les tensions commerciales sino-américaines, ou iront dans le sens d’un ralentissement de l’intégration des pays encore à un moindre niveau de développement, ou en Europe centrale et orientale.