
La question du partage de la richesse produite au sein d’une économie est au cœur des débats économiques et sociaux. En France, la répartition entre le travail et le capital reflète non seulement les dynamiques économiques. Mais aussi les choix politiques et sociaux opérés au fil des décennies. Si l’image d’une répartition inéquitable est souvent véhiculée dans l’opinion publique. Les données issues de la comptabilité nationale montrent une relative stabilité du partage entre ces deux grands facteurs de production. Pourtant, cette stabilité cache des évolutions significatives et des enjeux majeurs. Comment cette richesse est-elle mesurée ? Quelle est sa répartition réelle entre travail et capital ? Et comment a-t-elle évolué ces trente dernières années ?
Mesurer la richesse produite : la valeur ajoutée comme indicateur clé
La richesse créée par une économie sur une période donnée est principalement mesurée par la valeur ajoutée brute (VA). Cet indicateur comptable représente la différence entre la valeur de la production et celle des consommations intermédiaires, c’est-à-dire les biens et services utilisés ou transformés dans le processus de production. En d’autres termes, c’est la richesse effectivement créée par les acteurs économiques avant redistribution.
Dans le cadre de la comptabilité nationale, la somme des valeurs ajoutées des différents secteurs (sociétés non financières, sociétés financières, administrations publiques, ménages et associations) permet de calculer le produit intérieur brut (PIB). La VA sert donc de fondement pour analyser comment la richesse est partagée entre les différents contributeurs au processus productif.
La VA est répartie principalement entre trois pôles :
- Le travail, à travers les rémunérations et les charges associées.
- Le capital, via l’excédent brut d’exploitation, qui alimente les dividendes, les intérêts, l’épargne et les impôts sur les bénéfices.
- Les administrations publiques, sous forme d’impôts sur la production et de subventions.
Cette répartition est essentielle pour comprendre non seulement les flux financiers entre les acteurs économiques, mais aussi les rapports de force et les arbitrages réalisés entre emploi, investissement et fiscalité.
Une répartition historiquement stable, mais marquée par des phases distinctes
Sur les trois dernières décennies, la part de la valeur ajoutée revenant au travail dans les sociétés non financières s’est maintenue autour de 67 %, tandis que celle du capital s’est établie autour de 33 %. Toutefois, cette stabilité apparente masque des évolutions en trois grandes phases.
- Entre 1990 et 2007, la part du travail a légèrement diminué. Ce recul s’explique notamment par la volonté des entreprises de compenser la hausse des impôts de production en modérant l’évolution des salaires et en limitant les embauches.
- De 2007 à 2017, la tendance s’est inversée. La crise financière mondiale a plus fortement affecté les profits des entreprises que les salaires, dont l’ajustement est structurellement plus rigide. La part de la VA allouée au travail a donc augmenté, traduisant une moindre rémunération du capital.
- Depuis 2017, on observe une légère baisse de la part du travail. Celle-ci s’explique notamment par un ajustement différé des salaires face au choc inflationniste de 2022. Alors que l’inflation réduisait le pouvoir d’achat, les salaires n’ont pas immédiatement suivi cette hausse des prix, un phénomène qui s’est prolongé en 2024.
Ces évolutions montrent combien le partage de la richesse est sensible aux crises économiques, aux politiques fiscales et aux mécanismes d’ajustement salariaux. Elles illustrent également l’impact des décisions publiques, comme la baisse récente des impôts de production, qui a favorisé la reconstitution des marges des entreprises.
Les composantes du partage : comprendre les flux entre travail et capital
Derrière les grands agrégats se cachent des mécanismes plus fins. La part du travail comprend non seulement les salaires nets versés aux salariés, mais aussi l’ensemble des charges sociales et fiscales associées, auxquelles on soustrait certains dispositifs comme le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).
La rémunération du travail inclut ainsi :
- Les salaires bruts (y compris les primes, les avantages en nature, les indemnités diverses).
- Les cotisations sociales patronales et salariales, qui financent la protection sociale.
- Les impôts sur les salaires et la main-d’œuvre supportés par l’employeur.
Quant au capital, il est principalement rémunéré par l’excédent brut d’exploitation (EBE). Ce dernier correspond à la valeur ajoutée diminuée de la rémunération des salariés et des impôts sur la production, et augmentée des subventions reçues. L’EBE sert ensuite à financer :
- La distribution de dividendes aux actionnaires.
- Le paiement des intérêts sur les dettes.
- L’épargne des entreprises pour l’autofinancement des investissements.
- Les impôts sur les bénéfices et autres transferts financiers.
Fait notable : entre 1990 et 2023, la part des dividendes distribués a augmenté, tandis que celle des intérêts versés a diminué, traduisant un recours moindre à l’endettement et une meilleure capacité d’autofinancement des entreprises.
Les limites et enjeux de l’analyse comptable
Si la comptabilité nationale offre un cadre rigoureux et cohérent, son approche présente plusieurs limites :
- L’EBE est calculé “brut”, sans prendre en compte l’amortissement du capital. Une analyse “nette” (en retranchant l’usure du capital) donnerait une part plus faible au capital et plus élevée au travail.
- La part des dépenses liées au travail peut diminuer sans que le salaire net perçu par les salariés ne baisse nécessairement, en raison de la baisse des cotisations ou des impôts pesant sur les salaires.
- Certaines cotisations sociales constituent un revenu différé (retraite, chômage, santé) plutôt qu’un coût immédiat, complexifiant la lecture de la “rémunération réelle” des salariés sur l’ensemble de leur cycle de vie.
Par ailleurs, l’évolution de la part du travail peut refléter des mutations structurelles de l’économie : par exemple, le développement de secteurs à forte ou faible intensité salariale, ou l’essor du travail indépendant dont la rémunération est plus difficile à classifier entre travail et capital.
Partage de la richesse en France
Le partage de la richesse produite en France entre le travail et le capital est demeuré relativement stable au cours des trente dernières années, oscillant autour d’un rapport des deux tiers pour le travail et d’un tiers pour le capital. Derrière cette stabilité se cachent toutefois des ajustements significatifs liés aux crises économiques, aux choix de politique fiscale et aux évolutions structurelles de l’économie. Comprendre cette répartition est fondamental pour éclairer les débats sur la compétitivité, le pouvoir d’achat, et la justice sociale. Plus encore, elle interroge sur la manière dont les fruits de la croissance peuvent, ou doivent, être partagés dans les années à venir.
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