Consensus scientifique sur le climat

Dans les années 1960 et 1970, de nombreuses grandes compagnies pétrolières (dont Total) employaient certains des meilleurs climatologues du monde. Beaucoup ont mis en garde contre les risques associés au changement du cliamt.

Le changement du climat

Graphique produit en 1982 par les climatologues d’Exxon, dans un rapport “à usage interne”, qui se révèle aujourd’hui être d’une exactitude assez déconcertante (même les projections à la fin du siècle sont plutôt en ligne avec le consensus scientifique actuel). 

Concernant Total, cette étude publiée en 2021 dans la revue Global Environmental Change retrace bien l’histoire.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Anthropocène a été témoin d’une intensification des altérations du système terrestre par les humains, ainsi que d’une augmentation des alertes et des préoccupations environnementales (McNeill et Engelke, 2016, Krausmann et al., 2017). Clé de cette « grande accélération », l’extraction annuelle de combustibles fossiles a été multipliée par sept au cours des 70 dernières années, ce qui a permis aux 20 plus grandes entreprises de combustibles fossiles de produire plus d’un tiers de toutes les émissions de gaz à effet de serre depuis 1965 (Heede, 2014, Climate Accountability Institute, 2020). Depuis 1945, peu d’industries ont été exposées à l’intensité de l’examen environnemental et des critiques publiques auxquelles l’industrie pétrolière a été confrontée, concernant la pollution des raffineries, le smog, l’essence au plomb, les déversements de pétrole et la mauvaise surveillance des sites d’extraction. Lorsque le changement climatique est devenu une question de politique dans les années 1960, les grandes compagnies pétrolières et gazières étaient déjà habituées à gérer les perceptions environnementales par le public, à rechercher les risques et à prendre des mesures réglementaires par les gouvernements (Markowitz et Rosner, 2002, Jenkins, 1954).

Beaucoup a été documenté ces dernières années sur la façon dont les grandes entreprises de combustibles fossiles telles qu’ExxonMobil (Banerjee et al., 2015, Supran et Oreskes, 2017) et Royal Dutch Shell (Mommers, 2018) ont navigué dans les alertes et les controverses climatiques via un mélange de développement des connaissances internes et de relations publiques externes , avec des associations et coalitions industrielles telles que l’American Petroleum Institute et la Global Climate Coalition jouant un rôle majeur (Brulle, 2018, Franta, 2018, Franta, 2021). Ces études ont suscité un grand intérêt en raison de leur analyse des différentes stratégies des grandes compagnies pétrolières (Skjærseth et Skodvin, 2003), de leur importance pour comprendre l’histoire de l’action et de l’inaction climatiques et de leur utilité pour éclairer les efforts actuels et prévus de lutte contre les changements climatiques. Relativement peu, cependant, a été documenté sur Total, une société créée dans les années 1920 qui, un siècle plus tard, est devenue la quatrième plus grande société pétrolière et gazière au monde en termes de capitalisation boursière derrière ExxonMobil, Chevron et Royal Dutch Shell. Bien que la stratégie climatique actuelle de l’entreprise ait été examinée à la loupe (Choquet, 2019), sa réponse historique au réchauffement climatique et à l’évolution de la science et de la politique climatiques reste un sujet non abordé.

Dans cet article, nous comblons cette lacune de recherche en rapportant de nouvelles recherches archivistiques et des entretiens de sources primaires documentant la longue exposition de Total à la recherche sur le réchauffement climatique et la coordination ultérieure de l’industrie, la communication publique et les activités de lobbying concernant le changement climatique. Tout en comblant cette lacune empirique, nous visons également à contribuer à la littérature sur l’effort mondial déployé au cours des cinquante dernières années par l’industrie des combustibles fossiles pour produire l’ignorance, semer le doute sur la légitimité de la science du climat, lutter contre les réglementations et maintenir la légitimité dans la transition énergétique mondiale. Pour ce faire, nous mettons en lumière les premiers échanges de connaissances et les stratégies naissantes qui ont été articulées au sein de l’IPIECA (International Petroleum Industry Environmental Conservation Association), une association industrielle dans laquelle Total a été activement impliqué et qui a reçu moins d’attention que l’American Petroleum Institute (API) ou la Global Climate Coalition (GCC).

La recherche scientifique sur l’histoire des grandes entreprises de combustibles fossiles est souvent limitée par des restrictions d’accès aux archives des entreprises. En revanche, les archives de Total, situées au siège de l’entreprise à Courbevoie, en France, sont partiellement accessibles aux chercheurs et offrent un regard inédit sur l’histoire de l’entreprise. Au-delà de ces archives, nous avons également interviewé d’anciens dirigeants de Total, qui nous ont fait part de leurs souvenirs de l’histoire de l’entreprise en matière de changement climatique. En conséquence, nous rapportons des informations détaillées qui peuvent être obtenues concernant d’autres majors des combustibles fossiles si elles donnent également accès à des chercheurs.

Les historiens de l’environnement ont mis en lumière l’histoire de l’Anthropocène, révélant que les avertissements environnementaux et la sensibilisation sont antérieurs au tournant discursif de la fin du 20e siècle vers la durabilité. Dans ce contexte, l’Anthropocène peut être compris comme une histoire de mécanismes évolutifs d’aveuglement volontaire et de rationalisations qui ont normalisé les trajectoires socio-écologiques et les stratégies commerciales qui ont accéléré les altérations de la planète (Bonneuil et Fressoz, 2016). L’histoire de l’engagement des majors pétrolières dans la science du climat (Boon, 2019) offre un terrain empirique pour comprendre ces mécanismes divers et évolutifs.

Dans les études scientifiques et technologiques, « l’étude sociale et culturelle de la production de l’ignorance » a aidé à comprendre l’ignorance comme résultant du travail organisé des acteurs sociaux (« agnogenèse ») plutôt que d’une simple absence de connaissance (Proctor, 2008). Dans le contexte climatique, le concept d’agnotologie a surtout été exploité afin de décrire des cas dans lesquels des acteurs industriels ont attaqué le consensus scientifique et organisé des campagnes de lobbying (Oreskes et Conway, 2010), ainsi que pour mettre en évidence les techniques de cadrage rhétorique stratégique (Supran et Oreskes, 2021) et les disparités entre les savoirs internes et la communication externe (Supran et Oreskes, 2017). Mais se concentrer exclusivement sur les moyens les plus agressifs de produire de l’ignorance peut laisser sous-étudiées d’autres formes d’agnogenèse qui peuvent être moins ouvertes, stratégiques, intentionnelles ou plus banales, comme la « cécité volontaire » qui peut devenir normalisée au sein des entreprises (Bovensiepen et Pelkmans, 2020). En outre, en plus du déni manifeste de la science du climat, les activités de relations publiques telles que les déclarations de gérance des entreprises et les approbations de la science du climat ont été documentées par les chercheurs comme ayant joué un rôle déterminant dans les efforts des entreprises pour éviter la responsabilité et résister aux réglementations (Rajak, 2020). Le cas des positions multiples et changeantes de Total vis-à-vis de la science et de la politique climatiques au cours du dernier demi-siècle illustre ces mécanismes divers et multiformes. Alors que nous montrons pour la première fois que le déni manifeste de la science du climat a été approuvé par Total d’au moins 1989 à 1994 (pour une conclusion opposée, bien que manquant de sources internes à l’entreprise, voir van den Hove et al., 2002), nous documentons également une séquence temporelle de formes multiples et plus subtiles d’agnogenèse, telles que l’ignorance volontaire, le transfert de responsabilité, la philanthropie stratégique, la promotion de solutions périphériques et la gestion des controverses d’entreprise. Ainsi, cet article contribue aux efforts interdisciplinaires visant à comprendre l’évolution des approches adoptées par les grandes compagnies pétrolières en matière de changement climatique, de science du climat et de politiques d’atténuation.

Pour l’industrie pétrolière dans son ensemble, cet article de The Conversation est un bon point de départ.

On entend souvent “le GIEC dit que”, “les écolos disent que”, or bien avant cela “les scientifiques engagés par les pétroliers disaient que”.

Une fois que l’on parcourt les 40 pages du mémo Exxon de 1982 ainsi que d’autres documents, pour la faire courte, dire que “les climatologues travaillant pour les pétroliers avaient un niveau de précision et de certitude qui n’a été atteint par le GIEC que 40 ans plus tard” serait très exagéré, voire faux.

Par contre, les pétroliers disposaient d’éléments largement assez probants dès les années 1970, ont choisi de les dissimuler, et ont mené une vaste entreprise de désinformation pour semer la confusion et retarder l’action climatique. Cela est amplement documenté.