La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) dresse un constat inquiétant de la détérioration globale de la biodiversité. De par sa nature multidimensionnelle, l’état de la biodiversité peut difficilement se mesurer grâce à un seul indicateur, contrairement au climat.
- Le recours à l’analyse économique s’est récemment développé pour tenter d’estimer la valeur des services rendus par les écosystèmes. Ces analyses s’appuient sur des méthodes indirectes, reposant par exemple sur les coûts évités ou les préférences des agents. Une méta-analyse réalisée sur 365 études montre une forte hétérogénéité des valeurs unitaires estimées des services écosystémiques. Au-delà de la diversité des méthodes d’estimation, la valeur unitaire dépend de la nature des cas analysés, de l’écosystème considéré et des services rendus. Par exemple, les services dits de régulation (tel que l’atténuation du changement climatique) ont des valeurs unitaires en moyenne supérieures aux services dits d’approvisionnement (e.g. fourniture de matières premières).
- Estimer la valeur socioéconomique des services rendus par les écosystèmes contribue à sensibiliser sur l’importance de préserver la biodiversité et à améliorer l’évaluation socio-économique des projets. Les difficultés méthodologiques suggèrent d’utiliser ces valeurs avec prudence, d’autant plus lorsqu’il s’agit de valeurs agrégées à l’échelle nationale ou mondiale. Les objectifs relatifs à la préservation de la biodiversité ne sont d’ailleurs généralement pas construits en référence à ces estimations.
- L’action des pouvoirs publics doit articuler les niveaux international, national et territorial. Actuellement en négociation, le « cadre post2020 » devrait être adopté lors de la 15ème Conférence des Parties à Kunming en Chine au printemps 2022. Cette réponse politique internationale permettra de définir des engagements communs, qui seront ensuite déclinés au niveau national, avec par exemple en France l’élaboration de la « stratégie nationale biodiversité 2030 ».
Distribution des valeurs des services écosystémiques en fonction du type de service pour les écosystèmes de type « forêt tempérée » (USD/an/ha, échelle logarithmique)
Source : DG Trésor à partir de la base de données TEEB. Les lignes horizontales dans les rectangles représentent la valeur médiane pour chaque service, tandis que les bornes basses et hautes des rectangles représentent l’écart entre le premier et le troisième quartile. Les lignes verticales représentent les queues de distribution des valeurs observées
Les services rendus par la biodiversité sont multiples et sous pression
Quatre grands types de services éco systémiques
La biodiversité, telle que définie par la Convention sur la Diversité Biologique (CDB, l’un des trois traités issus de la Conférence de Rio de 1992), est un concept qui caractérise l’organisation du vivant dans trois
dimensions :
- La diversité génétique correspond à la diversité au sein des espèces ; elle est directement liée au nombre d’individus dans une population.
- La diversité spécifique correspond à la diversité entre les espèces et elle est liée au nombre d’espèces différentes rencontrées dans un écosystème1 donné.
- La diversité écologique correspond à la diversité entre les écosystèmes.
Les écosystèmes et la biodiversité rendent de nombreux services aux systèmes socio-économiques, qualifiés de « services écosystémiques ». Dans le cadre d’un projet d’« évaluation des écosystèmes pour le millénaire » ayant pour objectif d’évaluer les conséquences des changements écosystémiques sur le bien être humain, les Nations Unies ont proposé en 2005 de regrouper ces services écosystémiques en quatre types : (i) les services d’approvisionnement en ressources (e.g., eau, matières premières, nourriture, médecine) ; (ii) les services de régulation de la biosphère (e.g., atténuation du changement climatique, modération des phénomènes climatiques extrêmes, prévention de l’érosion) ; (iii) les services socioculturels (e.g., valeur esthétique, loisir) ; et (iv) les services de support, qui permettent le maintien des autres services (e.g., habitat des espèces).
Les services écosystémiques ne désignent pas toujours ceux qui sont directement fournis par la nature, et peuvent aussi résulter d’une combinaison du capital naturel (les écosystèmes et la biodiversité), avec le capital humain et technique2. Leur valeur peut d’ailleurs varier en fonction de l’évolution des pratiques (automatisation, peuplement de certaines zones inhabitées…) ou de l’incertitude pesant sur l’éventuel usage d’un service dans le futur (valeur d’option3).
La biodiversité subit des pressions importantes
Les travaux de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), qui peut être considérée comme l’équivalent pour la biodiversité du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), ont mis en avant cinq facteurs directs de pression anthropique sur la biodiversité, qui menacent la continuité des services écosystémiques. Par ordre d’importance au niveau mondial, on trouve : (i) les changements d’usage des terres et des mers ; (ii) l’exploitation directe des organismes ; (iii) le changement climatique ; (iv) la pollution ; et (v) les espèces invasives4.
De par sa nature multidimensionnelle, l’état de la biodiversité est complexe à mesurer. Contrairement au climat pour lequel on utilise régulièrement la température moyenne de la surface du globe, il ne peut être évalué à l’aune d’un seul indicateur. L’IPBES retient ainsi vingt variables essentielles5 pour caractériser l’état de la biodiversité. Ces variables n’offrent toutefois qu’une vision partielle, ne serait-ce que parce qu’une grande partie des espèces demeure aujourd’hui inconnue6. Le suivi de certaines espèces dites « indicatrices » permet d’avoir une idée de l’état d’autres espèces et phénomènes inobservables, mais, nécessairement local, il est coûteux et nécessite de mobiliser un nombre important d’acteurs.
Malgré ces limites, la plupart des indicateurs disponibles montrent une accélération de la perte de biodiversité, tant au niveau mondial que national. L’indice composite « planète vivante », développé par le Fonds mondial pour la nature (WWF) à partir de l’évolution des populations de plusieurs milliers d’espèces de vertébrés, a ainsi diminué de 68 % entre 1970 et 2016.
En France, les évaluations récemment conduites10 indiquent que le changement d’usage des terres et de mers est le principal facteur de déclin de la biodiversité, en particulier du fait de l’artificialisation des sols, mais aussi de la fragmentation des milieux naturels et de l’assèchement des zones humides. Sont aussi en cause la pollution, le changement climatique, et, de manière plus localisée, l’exploitation directe des
organismes (en particulier marins). Tous les écosystèmes seraient par ailleurs sous pression, de manière plus ou moins forte (cf. Tableau 1). Par exemple, 22 % des oiseaux communs spécialistes, traditionnellement inféodés à un habitat particulier (forêt, urbain..) et par conséquent marqueurs majeurs des pressions exercées sur les écosystèmes, ont disparu entre 1989 et 201711. De même, le couvert corallien français a diminué de 29 % entre 2011 et 2015
Effets géographiques
Par rapport au changement climatique, l’érosion de la biodiversité se caractérise par des effets plus localisés, les zones de pression sur la biodiversité et les zones affectées par la perte de biodiversité étant plus corrélées. Le nombre d’espèces menacées est pa exemple très hétérogène à travers le monde (cf. Graphique 1), du fait d’un nombre initial d’espèces plus ou moins important mais aussi de pressions plus
ou moins fortes suivant les zones (ex. différence entre littoraux exploités et non exploités).
Effets sectoriels
Tout comme pour le changement climatique, certains secteurs économiques sont plus vulnérables à l’érosion de la biodiversité, et tous ne contribuent pas avec la même intensité à son érosion. Au niveau mondial comme en France, l’agriculture est particulièrement sensible à l’érosion de la biodiversité (effets du changement climatique, espèces invasives) et elle y contribue (agrandissement des parcelles cultivées, destruction des haies, drainage, spécialisation des exploitations, produits phytosanitaires des cultures,
traitements antiparasitaires des animaux). En s’appuyant sur la littérature existante et des expertises sectorielles, l’Initiative Finance du programme des Nations Unies pour l’Environnement (UNEP FI) et Global Canopy ont développé une base de données proposant une cotation en cinq niveaux de la dépendance de 167 secteurs à 21 services écosystémiques. En appliquant ces cotations à l’ensemble de l’économie française, 44 % de la valeur ajoutée brute apparaît comme « fortement » ou « très fortement » dépendante du capital naturel. Parmi les secteurs les plus dépendants figurent l’agriculture et l’industrie alimentaire, ou encore la construction et les activités immobilières (cf. Graphique 2).
À titre indicatif, les territoires et départements d’OutreMer confèrent à la France la deuxième plus grande
zone économique exclusive mondiale. Ils abritent également 80 % de la biodiversité française et 10 % des récifs coralliens mondiaux. Leur caractéristique insulaire, isolée et riche en ressources naturelles rendent l’Outre-Mer dépendant du capital naturel.
Effets sur les inégalités
L’érosion de la biodiversité a aussi des conséquences sociales inégales. Au niveau mondial, la tranche
de la population la plus pauvre est aussi celle qui dépend le plus des services écosystémiques
(d’approvisionnement en particulier). Pour mesurer le rôle des ressources naturelles dans la pauvreté, des économistes de la Banque Mondiale16 ont étudié la composition des revenus de foyers ruraux issus de toutes les régions du monde. Cette décomposition permet d’isoler les revenus issus des ressources
naturelles et de déduire le taux de pauvreté des foyers (proportion de la population vivant avec moins de
1.25 USD/ jour à la date de l’étude) conséquent à la perte de services écosystémiques. Pour certaines régions (Amérique Latine, Asie du Sud et de l’Est), le taux de pauvreté pourrait doubler si les services écosystémiques dont dépendent ces populations venaient à disparaître. Par ailleurs, d’un point de vue sanitaire, l’IPBES estime que 30 % des maladies zoonotiques apparues depuis 1960 s’expliquent en partie par les changements d’usage des sols.
En France, le PIB par habitant est par exemple nettement inférieur en Outre-Mer comparativement à la moyenne nationale. L’érosion de la biodiversité pourrait creuser davantage ces inégalités, en accroissant en parallèle la vulnérabilité des territoires et populations (e.g. contamination des eaux, disparition des coraux et de leurs services de nurserie).
Estimer la valeur des services écosystémiques rendus par la biodiversité
Le défi de la mesure et de la valorisation des services écosystémiques
L’estimation de la valeur socio-économique des services écosystémiques rendus par la biodiversité se heurte à de fortes difficultés méthodologiques, liées à la nature même de ces services comme au caractère multidimensionnel et aux aspects encore mal connus de la biodiversité.
Les services écosystémiques peuvent pour la plupart être considérés comme des biens non-exclusifs au
sens de la théorie économique : leur usage peut difficilement être limité à certains acteurs. Cette caractéristique, associée à une relative abondance (et donc à l’encontre du principe de rareté) compromet leur intégration dans les marchés économiques. Leur valeur socioéconomique est quasi absente des prix de marché et donc aussi des indicateurs de production traditionnels tels que le produit intérieur brut (PIB). Il n’existe ainsi pas de valeur quantifiée de ces services directement utilisable.
Les caractéristiques de la biodiversité, en particulier sa multidimensionnalité (cf. supra), rendent les évaluations de services rendus par la biodiversité forcément locales et spécifiques à un écosystème. Il est donc difficile de comparer les valeurs unitaires des services rendus entre différentes régions.
Par ailleurs, ces évaluations sont partielles, elles ne concernent que certains services écosystémiques et ne prennent pas en compte les interdépendances entres ces services. Il est donc difficile de les agréger pour
obtenir des estimations de la valeur totale des services rendus par la biodiversité.
Ces limites sont renforcées par la connaissance encore parcellaire que nous avons de certains écosystèmes (e.g. déserts) et services écosystémiques (e.g. esthétique) qui n’ont reçu que très peu d’attention de la part de la recherche académique. Les estimations ont ainsi pu varier dans le temps en fonction de l’état des connaissances sur la biodiversité.
Enfin, les économistes peuvent choisir d’estimer une valeur moyenne ou marginale, ajoutant une difficulté supplémentaire à l’interprétation des estimations disponibles. Le choix de méthode dépend souvent de
l’usage qui sera fait de la valorisation.
Par exemple, la base TEEB recense des estimations de valeurs moyennes des services rendus par des écosystèmes dans différentes régions du monde et à différentes dates. À partir de la surface des écosystèmes ayant permis de réaliser cette estimation, les économistes à l’origine de cette base ont déduit une valeur unitaire par hectare de chaque service rendu par écosystème. Cela permet d’obtenir des valeurs unitaires de chaque service comparables entre elles, et de réaliser des études qui informeront des décideurs. D’autres économistes retiennent la valeur marginale, i.e. du service apporté par un hectare supplémentaire, pour définir le seuil de protection de l’écosystème. Cette valeur marginale est fortement dépendante de l’évolution des écosystèmes, et ainsi de la date de valorisation. En effet, à mesure qu’un service se dégrade, sa valeur unitaire est susceptible d’augmenter du fait de sa rareté. La valeur totale des services rendus peut au contraire diminuer du fait de l’affaiblissement de la quantité de services.
Trois approches pour estimer la valeur des services écosystémiques
Face à ces défis, des travaux récents de biologistes, d’écologues19 et d’économistes proposent des
méthodes spécifiques pour estimer la valeur de services écosystémiques rendus par la biodiversité. Ils font appel à des approches indirectes, que l’on peut dissocier en trois familles.
Approche par les coûts : L’évaluation par les coûts de remplacement consiste à utiliser le coût d’une solution créée par l’homme comme alternative au service écosystémique. De manière similaire, la méthode des coûts évités consiste à évaluer les coûts à supporter en l’absence du service écosystémique. Il est aussi possible d’estimer la valeur d’un service écosystémique à partir des coûts de son maintien ou de sa restauration. Au Vietnam, par exemple, une étude a révélé que la réhabilitation de forêts de mangroves était moins coûteuse que la construction de barrières artificielles de protection contre les catastrophes naturelles.
Approche par la production : Dans le cas d’une activité marchande, la valeur d’un service peut être estimée par le prix de marché. C’est en particulier le cas lorsqu’il s’agit d’un service d’approvisionnement qui fait l’objet d’une transaction commerciale, par exemple la vente de bois issu d’une forêt. Si le prix n’est pas directement observable ou intègre la contribution d’autres formes de capital (humain, industriel), il est possible d’estimer une fonction de production pour évaluer l’effet marginal d’une variation du capital naturel sur la création de valeur.
Approche par les préférences : Elle permet de définir une valeur à partir des préférences révélées par les
comportements des agents, ou celles qu’ils déclarent. Dans le cas des préférences révélées, la méthode des coûts de déplacement, développée pour valoriser les services socioculturels tels que les loisirs de plein air21, consiste à estimer le coût d’un service écosystémique par les dépenses engagées pour profiter de ce service (« méthode des coûts de déplacement » tenant compte par exemple, des trajets, temps libre et ticket d’entrée pour accéder à un parc naturel). De même, l’approche par les prix hédoniques permet de révéler la valeur attribuée par des agents à un service en comparant toutes choses égales par ailleurs, le prix d’un bien en fonction de sa proximité à un écosytème par exemple (e.g. prix de l’immobilier selon la proximité à la forêt). Dans le cadre des préférences déclarées, la méthode la plus courante est l’évaluation contingente, consistant à définir un marché fictif et à recueillir les consentements à payer de différents usagers du service en les soumettant à un questionnaire. On peut ainsi déduire un prix implicite sur la base des préférences exprimées entre diverses alternatives.
L’approche par préférences déclarées, bien que parfois incontournables pour évaluer des services, souffre toutefois de nombreux biais. En effet, les agents peuvent être amenés à surestimer un service en raison du caractère hypothétique de l’enquête, ou tout simplement répondre de façon erronée par manque d’information. Il existe également des biais liés à la représentativité des échantillons testés, à leurs motivations ou à la façon de construire les questionnaires.
L’analyse des différentes études mobilisant ces approches à partir de la base développée par
l’organisation internationale The Economics of Ecosystems and Biodiversity (TEEB, cf. Encadré 1) met en lumière que le choix entre ces approches est fortement lié au type de service écosystémique étudié (cf. Graphique 3).
Méta-analyse des estimations de la valeur de services écosystémiques
L’analyse des 2944 observations issues de la base TEEB montre que les valeurs estimées des services écosystémiques sont très diverses, de 0 à plus de 46 M USD/ha/an (cf. Graphique de la 1ère page)22.
Pour un type donné de service écosystémique, les valeurs par hectare sont aussi très hétérogènes (cf. Graphique 4). À titre d’illustration, pour les forêts françaises, le bois récolté représente une valeur
marchande de près de 2 Md€ par an23 tandis que le consentement à payer des Français pour se rendre en forêt est estimé à près de 10 Md€ par an. De même, les services socioculturels associés au tourisme rendus par les récifs coralliens peuvent varier de 0,1 USD/ha/an pour des petits récifs isolés à plus de 1 MUSD/ha/an pour les récifs les plus visités24.
Graphique 4 : Hétérogénéité des valeurs des services écosystémiques en fonction du type de service et de l’approche méthodologique
Une analyse économétrique sur ces données permet de mettre en évidence que la valeur estimée des
services écosystémiques est corrélée à certains facteurs (cf. Encadré 2) :
- La nature du service rendu par un écosystème : Par rapport aux services d’approvisionnement en matières premières, les services de régulation tels que la modération des évènements extrêmes, la pollinisation ou la prévention de l’érosion ont, toutes choses égales par ailleurs, une valeur supérieure, mais qui est rarement internalisée dans les prix de marché. À ce jour, le prix du bois dépend par exemple de sa valeur en tant que « matière première », et non en tant que « stock de carbone » contribuant à l’atténuation du changement climatique (service de régulation). La valeur de la préservation de la diversité génétique (service de support) ressort elle aussi significativement au-dessus de celle de l’approvisionnement en matières premières.
- les caractéristiques de l’écosystème considéré : Toutes choses égales par ailleurs, la majorité des écosystèmes correspondant à des zones naturelles peu exploitées (forêts tempérées, océan, rivières et lacs) ont des valeurs significativement supérieures à celle des zones cultivées. Ce résultat illustre en quoi le changement d’usage des sols peut avoir un impact négatif sur les services écosystémiques et le bénéfice qu’il y a à protéger certains écosystèmes dans leur état naturel. Par ailleurs, les écosystèmes naturels situés dans des zones urbaines obtiennent une valeur supérieure aux écosystèmes équivalents situés en dehors de ces zones ;
- la zone géographique (continent) : Les services écosystémiques d’Asie ont, par exemple, en moyenne des valeurs plus importantes qu’en Europe. Ceci reflète vraisemblablement le fait que certaines régions peuvent être plus dépendantes économiquement que d’autres de la nature, ou que ces régions y accordent une valeur culturelle plus importante.
De premières estimations de la valeur totale des services écosystémiques
L’étude de Costanza et al. de 201425, régulièrement prise comme référence, se propose d’estimer une
valeur totale des services écosystémiques. Pour cela, les auteurs retiennent une valeur moyenne unitaire par hectare pour chaque service écosystémique et par écosystème, calculée sur la base d’une revue de
littérature reflétée dans la base TEEB. Cette valeur moyenne unitaire d’un service pour un écosystème
donné est ensuite multipliée par la surface mondiale de l’écosystème (sans tenir compte, par exemple, des
possibles variations selon les géographies). En sommant les valeurs totales ainsi obtenues de chacun
des services rendus par écosystème au niveau mondial (cf. Graphique 5), ils arrivent à une estimation de la
valeur totale des services rendus d’environ 125 000 Mds USD/an, soit 1,6 fois le PIB mondial de 2011 (date de référence de l’étude). Cette étude vient actualiser une évaluation précédente des auteurs de 1997. Si la méthode n’a pas changé entre 1997 et 2011, le nombre d’études utilisées et la surface de chaque écosystème ont évolué.
Pour mesurer l’effet du changement de la surface de chaque écosystème, les auteurs ont multiplié la valeur unitaire moyenne par hectare de chaque service estimée en 2011 par la surface des écosystèmes
considérés en 1997 et en 2011. Avec cette approche, la valeur totale agrégée aurait diminué d’environ 14 % entre 1997 et 2011, uniquement à cause du changement d’usage des sols.
Ces valeurs agrégées doivent être considérée avec précaution, étant donné les difficultés méthodologiques indiquées en préalable. Les travaux recensés dans la base TEEB portent sur des estimations localisées, focalisées sur un service écosystémique et à une date de valorisation donnée. Les auteurs montrent par exemple que l’estimation de la valeur totale moyenne des services écosystémiques par unité de surface des mangroves a été multipliée par 13 par rapport à celle calculée dans l’étude de 1997, notamment du fait de nouvelles études plus complètes en 2011. Au total, si un tel exercice d’estimation globale peut contribuer à sensibiliser les agents économiques sur l’importance
de la lutte contre l’érosion de la biodiversité, les résultats restent soumis à de fortes incertitudes sousjacentes et ne sont pas directement exploitables pour la prise de décision.
Graphique 5 : Répartition des écosystèmes et de leur valeur au niveau mondial d’après l’étude de Costanza et al. (2014)
Enjeux pour les politiques économiques
Un coût de l’inaction encore difficile à estimer
Si la valeur des services écosystémiques reste difficile à quantifier, différents indicateurs attestent sans
conteste d’une érosion de la biodiversité. Cette perte de biodiversité entraîne une perte importante de la
valeur totale des services écosystémiques26 et induit des coûts socio-économiques en raison de notre forte dépendance à ces services. Une estimation plus précise de ces coûts pourrait éclairer l’action publique en faveur de la biodiversité. Dans le cas du changement climatique, plusieurs estimations du coût de l’inaction ont été réalisées en intégrant aux modèles économiques classiques des fonctions de dommage. Mais à ce jour les modèles économiques intégrant les enjeux de biodiversité sont encore rares.
En s’appuyant sur les travaux de Costanza et al. (2014), Kubiszewski et al. (2017) proposent un premier
travail en la matière en projetant l’évolution de la valeur globale des services écosystémiques selon quatre scénarios socio-économiques27, en faisant principalement varier l’usage des sols. Ils montrent que seuls des scénarios de réformes ambitieux (très forte limitation de l’artificialisation) permettraient de maintenir
ou d’augmenter la valeur globale des services écosystémiques, au prix toutefois d’une croissance du PIB inférieure à un scénario tendanciel. Ils estiment ainsi que la poursuite du scénario tendanciel (business
as usual) entraînerait à l’horizon 2050 une perte de 30 % de la valeur totale des services écosystémiques. Un scénario de réformes politiques reposant sur une exploitation durable des ressources permettrait de
préserver la valeur totale des services écosystémiques au prix d’une réduction de 4 % du PIB mondial en 2050 par rapport au scénario tendanciel. Une politique plus ambitieuse, centrée sur la restauration et la
préservation des écosystèmes, permettrait d’augmenter leur valeur de 25 % mais le PIB serait réduit de 9,5 % en comparaison du PIB du scénario tendanciel.
Ces résultats sont très préliminaires et parcellaires, puisqu’ils n’appréhendent que certaines pressions sur la biodiversité (changements d’usage des sols) et sont sujets aux nombreuses limites présentées précédemment sur la valorisation des services écosystémiques. Ils appellent à développer la recherche sur l’évaluation des coûts de l’inaction. En France, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité a lancé en 2010 un programme « modélisation et scénarios de la biodiversité ». En 2013, leur bilan indique que très peu des articles issus de la recherche française s’appuyaient sur des modèles bioéconomiques28, et que ces modèles sont alors en général spécifiques à un écosystème et à une région.
Mobiliser les estimations des services écosystémiques dans la prise de décision Bien qu’encore incomplètes et fragiles, les approches cherchant à valoriser les services écosystémiques peuvent apporter un éclairage utile aux acteurs économiques et aux évaluations de projets. Tout comme les premières analyses sur les dommages liés au changement climatique, l’analyse économique permet de préciser l’importance de la lutte contre l’érosion de la biodiversité en se référant à une valeur monétaire de services bien souvent « invisibles et silencieux29 ».
La valorisation des services écosystémiques pourrait aussi être mobilisée au niveau microéconomique dans le cadre d’analyses coût-bénéfice, consistant à comparer le coût d’une activité et la valeur des
externalités environnementales induites par cette activité, ce qui permet d’évaluer, de justifier et de rationaliser des projets spécifiques30, en particulier des projets publics. Par exemple, en comparant les coûts des opérations de retrait des filets de pêche en Méditerranée avec l’augmentation de la valeur des
services écosystémiques permise par ces opérations (due entre autres à la restauration des populations de mérous qui fournissent un service d’approvisionnement à travers la pêche et un service socio-culturel à travers la plongée sous-marine), l’Office français de la biodiversité, Ghost med et l’Institut Méditerranéen d’Océanologie ont montré que ces opérations présentent un important bénéfice socio-économique net31.
Compte tenu des difficultés de valorisation, une approche coût-efficacité est parfois préférable à
l’approche coût-bénéfice pour l’élaboration de politiques publiques, lorsque des objectifs de préservation de la biodiversité sont quantifiables et pilotables. Il s’agit alors, une fois les objectifs fixés en volume (e.g. zéro artificialisation nette en 205032), de déterminer les instruments permettant de les atteindre au moindre coût pour la société. Cette approche nécessite de pouvoir suivre de manière régulière et
fiable des indicateurs permettant d’apprécier l’atteinte des objectifs, ce qui n’est pas possible pour tous les enjeux de la biodiversité.
Par ailleurs, ces approches ne tiennent que rarement compte du risque de non-réversibilité de certains écosystèmes (e.g. forêts primaires, récifs coralliens), ni des fortes complémentarités qui existent entre certains services écosystémiques. Ces aspects justifient le recours à des mesures réglementaires fortes pour compléter les mesures déduites des analyses coûtsbénéfice. On pourra par exemple définir des aires protégées, parcs naturels, zone natura 2000 ou autres normes qui reflèteront la fragilité et non-réversibilité de certains types d’écosystèmes.
L’importance d’une réponse coordonnée
L’action des pouvoirs publics en faveur de la biodiversité doit être articulée au niveau international
européen, national et territorial. C’est par exemple le cas des stratégies de l’Union Européenne en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 et « De la ferme à la table ». Ces stratégies orientent en particulier la
législation en matière de protection des espaces terrestres et marins, mais aussi la nouvelle politique agricole commune (PAC) pour 2023-2027 adoptée par le Parlement Européen. Le projet stratégique national (PSN) français, déclinaison nationale de la nouvelle PAC, devra par exemple promouvoir des pratiques agricoles permettant l’atteinte des cibles de ces stratégies (notamment 25 % des terres en agriculture biologique ; réduction de l’utilisation des pesticides de 50 % d’ici 2030 ; 3 % des terres arables en infrastructures agroécologiques favorables à la biodiversité).
Étant donné la nature globale de certains services écosystémiques (e.g., régulation du changement
climatique), l’optimisation de la lutte pour la préservation de la diversité biologique nécessite une coordination internationale. D’autre part, la préservation de la biodiversité présente de nombreux co-bénéfices, contribuant par exemple à l’atteinte des autres objectifs de développement durable (ODD), y compris certains objectifs sociaux et environnementaux adoptés par les Nations unies en 2015 dans l’Agenda 2030, comme l’ODD1 de réduction de la pauvreté et l’ODD2 de réduction de la faim dans le monde. La 15ème Conférence des Parties (COP) à la CDB (initialement prévue en 2020 puis reprogrammée en deux parties, en octobre 2021 et en avril-mai 2022) prévue pour se finaliser à Kunming, devrait voir l’adoption d’un nouveau cadre mondial post-2020. Des négociations sont en cours pour définir des cibles de protection de la biodiversité et de mobilisation des ressources nécessaires pour les atteindre.
À ce stade cependant, aucun des 20 objectifs mondiaux fixés pour la période 2011-2020 dans le contexte de la CDB, dits objectifs d’Aichi, n’a été complètement atteint (six l’ont été partiellement). Partant de ce constat, la COP 15 pourrait se clôturer par l’adoption d’un nouveau cadre mondial pour la biodiversité qui prévoit un nombre réaliste de cibles quantifiables et opérationnelles. Sont envisagées en particulier la mobilisation des ressources de toutes sources, la réduction des subventions néfastes, et des objectifs chiffrés de protection de la nature. Cette ambition internationale devra ensuite être déclinée en stratégies et plans d’action nationaux pour la biodiversité. En France, la troisième stratégie nationale biodiversité (SNB) est actuellement en cours d’élaboration.
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