Pour faire face au réchauffement climatique, les acteurs de la finance, dont font partie les entreprises, vont devoir entamer la décarbonation de leurs process et basculer vers une finance plus verte. Où en sont ces acteurs ? Comment cette transformation va-t-elle les impacter ?
Nous n’en sommes peut-être qu’au commencement, les changements sont sûrement insuffisants pour les écologistes les plus engagés, mais la transition énergétique dans le monde de la finance commence sérieusement à prendre forme. À tous les niveaux, les acteurs, banques, fonds ou entreprises, entre autres, se mobilisent pour engager cette transformation vers une finance plus verte et plus durable.
Premières actrices financières à être impactées par cette nouvelle finance plus responsable : les banques. En Europe, la BCE et les différents acteurs bancaires commencent à se positionner sur ce sujet et à émettre un certain nombre de règles. « Toutes les banques avec lesquelles nous travaillons ont désormais une entité dédiée à l’ESG pour savoir comment vont être créés les nouveaux contrats de crédit, en prenant en compte ces nouvelles conditions, pour pouvoir qualifier un prêt comme étant vert, détaille Olivier Brien, global solutions consultant lending chez Finastra, un fournisseur d’applications logicielles et de marketplaces financières. Les banques vont également mettre en place leurs propres règles, avec le double objectif de fournir des produits respectueux de l’environnement et de récolter des données ESG pour leurs propres reportings. »
Repenser ses modèles
Dans le sillage des banques, les entreprises seront également fortement touchées par cette transformation. Mais ce changement peut être source d’opportunités pour ces dernières. « En souscrivant à des prêts verts, les entreprises pourront bénéficier de financements à des taux plus avantageux, poursuit Olivier Brien. Sur ce type de prêt, il va être demandé à l’emprunteur de fournir beaucoup plus d’éléments pour justifier que le prêt accordé finance bien quelque chose de vertueux. Si l’emprunteur est vraiment en mesure de justifier cela, il bénéficiera de marges avantageuses et de réduction de taux. Dans le cas contraire, il sera pénalisé et aura des marges beaucoup plus élevées. » Avec l’augmentation des taux d’intérêt, cette pratique se popularise de plus en plus. « Les banques avec lesquelles nous travaillons font face à beaucoup plus de demandes pour avoir ce type de financement, du fait de l’évolution des taux » note Olivier Brien.
Cette transformation vers une finance plus verte offrira aux entreprises la possibilité de repenser certaines de leurs dépenses, pour les rendre plus vertueuses. « Pour les entreprises, il existe des possibilités d’orienter les investissements et de les rendre plus rentables. Les sociétés peuvent travailler sur leurs chaînes d’approvisionnement, le circuit court prenant beaucoup d’importance de nos jours. Les moyens de transport peuvent aussi être repensés, tout comme le packaging des produits proposés, encore trop souvent basé sur le plastique » décrit Luis Reyes, macroéconomiste, directeur du MSc sustainable finance et enseignant-chercheur en économie et finance internationale à Kedge Business School. Norbert Le Boennec, consultant au sein du cabinet Onepoint, voit plus loin et invite de son côté à repenser totalement l’entreprise. « Cette transformation est une vraie opportunité pour repenser entièrement cette vision de l’entreprise, en la basant désormais sur la durabilité. L’idée derrière cette pensée est de croire qu’une entreprise qui analyse de façon sérieuse l’ensemble de ses interactions, avec son écosystème et ses parties prenantes, et qui a une vision lucide sur les risques et les opportunités qui en découlent est une entreprise qui sera bien mieux pilotée et sera bien plus à même de durer. C’est un système beaucoup plus exigeant qui implique de reconsidérer le mode de pilotage de l’entreprise. » Il modère son propos en suggérant que ces changements, notamment réglementaires avec l’arrivée de la CSRD et de la taxonomie verte, peuvent aussi être perçus négativement par les entreprises. « Bon nombre d’entreprises voient cette nouvelle vague de mesures comme un champ de contraintes qui risque de peser sur la compétitivité des entreprises européennes, notamment vis-à-vis des entreprises américaines » rapporte-t-il.
Moins de rentabilité… à court terme uniquement
Les entreprises européennes pourraient-elles ainsi être défavorisées ? Il est en tout cas sûr que toutes les régions du monde n’en sont pas au même niveau concernant cette transformation. « L’Europe est vraiment en avance sur le sujet. L’Asie-Pacifique commence aussi à être relativement au point. Le Moyen-Orient, avec l’organisation de la COP 28 dans deux ans, commence à accélérer et les Américains, qui étaient un peu à la traîne, sont en train de s’emparer sérieusement du sujet » analyse Olivier Brien.
Si ce désavantage par rapport aux autres entreprises reste à confirmer, il est en revanche certain que les sociétés européennes vont être obligées d’investir pour rentrer dans les clous des futures réglementations. Cela pourrait avoir des répercussions sur leur rentabilité à court terme. « Aujourd’hui, la tendance est plutôt à l’augmentation des coûts et à des coûts supplémentaires pour pouvoir changer de pratique, de matières premières, de système d’approvisionnement. Ce coût supplémentaire sera présent à court terme, dans les quelques mois ou les quelques années à venir. À plus long terme, étant donné que les systèmes de façon globale, monétaires, commerciaux et réglementaires, sont en train de changer, les entreprises qui auront entamé cette transformation tôt seront les plus rentables » estime Luis Reyes. Un avis partagé par Olivier Brien : « Les entreprises ont besoin de mettre en place de nouvelles choses pour s’adapter aux nouvelles normes, pour justifier du fait qu’elles réduisent leur empreinte carbone. À court terme, cela pourrait affecter leur rentabilité, mais à long terme, elles seront probablement plus durables. » C’est sûrement à cause de ces investissements à court terme que cette transformation tarde à complètement se mettre en marche. « Des entreprises qui ont des modèles économiques qui fonctionnent très bien peuvent avoir tendance à se dire qu’elles auront le temps d’adapter leur modèle d’activité au fil du temps pour trouver des solutions. D’autre part, les actionnaires sont peut-être plus réticents à engager les coûts pour cette transformation. Force est de constater que les actions de transformation majeure des entreprises pour décarboner peinent encore à émerger aujourd’hui » complète Norbert Le Boennec.
Uniformiser les KPI
Pour aider les entreprises dans cette transformation, les gouvernements ont leur rôle à jouer, en endossant un rôle important dans le financement de cette transition. « Du côté de la politique budgétaire, par exemple, il y a des subventions qui sont déjà en place, pour l’achat d’un vélo électrique ou d’une voiture électrique, c’est donc déjà un mécanisme existant. Il y a également l’incitation via la réduction d’impôt ou les crédits d’impôt. Il faut cependant aller au-delà et financer davantage la transition à travers la dette publique. Les gouvernements ont un rôle essentiel, la politique budgétaire joue donc un rôle particulièrement important. Du côté de la politique monétaire, les outils sont pour le moment principalement réglementaires. Concernant l’ESG, une grosse partie des discussions porte sur ce qui peut ou ne peut pas être considéré comme ESG afin de jouer sur la notation des entreprises » rapporte Luis Reyes.
La notation ESG des entreprises est en effet primordiale pour ces dernières. Cette note jouera, elle aussi, sur l’octroi de financements par les banques. « Via cette notation ESG, les agences de notation jouent un rôle extrêmement important pour juger de la pertinence de l’engagement d’une entreprise, ce qui va permettre de guider les investisseurs dans l’orientation de leurs investissements vers certains projets plus responsables » reprend Luis Reyes. Il regrette néanmoins un manque d’uniformité dans ces critères : « Les critères, pour délivrer cette notation ESG varient d’une agence de notation à une autre. Ce manque d’uniformité est la plus grande faiblesse de ce système. Il est ainsi très compliqué de comparer une entreprise à une autre. »
Ces indicateurs hétérogènes se retrouvent également dans les banques, dans leur manière de mesurer l’implication des entreprises en faveur de l’environnement. « Les banques se basent bien évidemment sur des critères ESG, recommandés par les régulateurs. Mais ces recommandations sont différemment interprétées. Ce qui fait que, d’une banque à l’autre, même si les règles sont les mêmes, l’application sera différente. Cette approche, qui n’est pas forcément standardisée, rend le sujet complexe » expose Olivier Brien.
Accélération prévue en 2024
Cette transformation devrait d’autant plus s’accélérer l’année prochaine, avec la directive CSRD, qui entrera progressivement en application à compter du 1er janvier 2024. « Il faudra attendre début 2024 pour avoir les premiers résultats et voir comment les établissements bancaires utiliseront, ou pas, ces éléments pour les faire entrer dans des conditions d’octroi de financement » observe Norbert Le Boennec. Même son de cloche du côté bancaire. « En 2024, les régulateurs demanderont de mettre des reportings bien spécifiques dédiés à l’ESG. C’est réellement cela qui fera basculer le monde de la finance sur la partie ESG et fera accélérer les choses » note Olivier Brien. L’avancement de la technologie peut aussi jouer un rôle important dans cette révolution. « Le développement de la technologie, que j’entends ici comme la croissance dans les connaissances techniques, peut permettre des méthodes de production plus efficaces, moins énergivores et plus rentables pour les entreprises » conclut Luis Reyes. Quoi qu’il en soit, nous n’en sommes qu’au début de cette transformation. Les entreprises et leurs directions financières ont donc tout intérêt à s’emparer de ces sujets au plus vite, car ces enjeux de décarbonation et de réchauffement climatique n’en sont, eux aussi, qu’à leurs débuts.