Interview de l’économiste Nicholas Stern

L’économiste Nicholas Stern a été l’un des premiers à s’intéresser au coût du réchauffement climatique. Il a rendu, en 2006, le Rapport Stern sur l’économie du changement climatique, premier du genre, au gouvernement britannique. Il chiffrait alors le coût de l’inaction climatique à 5500 milliards de dollars et à au moins 5 % du PIB mondial. 15 ans plus tard, il revient dans cet entretien exclusif à GoodPlanet Mag’ sur la manière dont la science économique prend en compte le climat, sachant qu’il y a quelques années, il regrettait que si peu d’études dans la discipline prenaient en compte l’écologie. Comme l’écrit le quotidien Le Monde le 26 avril : « sur les 77 000 articles publiés par les revues académiques les plus réputées en économie, seuls 57 concernaient le thème du changement climatique, soit une proportion de 0,074 % ».

15 ans après le rapport Stern

15 années après votre rapport sur l’économie du changement climatique, qu’est-ce qui a changé dans le monde ?

La préoccupation climatique connaît des hauts et des bas. Elle a été éclipsée par deux fois durant cette période. Tout de suite après la parution du rapport, il y a eu un mouvement très fort en faveur d’une législation sur le climat. Puis, la crise financière mondiale a pris le dessus et la question climatique n’est pas revenue au centre des préoccupations jusqu’à l’Accord de Paris en 2015. Mais, le retrait américain de l’Accord de Paris durant la présidence Trump a compliqué l’action internationale. Ces deux dernières années, le monde reconnait de plus en plus l’importance du changement climatique et de s’engager dans la lutte contre le dérèglement, que ce soit au niveau politique mais aussi dans le secteur privé.

La bonne nouvelle est que les technologies propres ont aussi progressé plus rapidement qu’anticipé lors de la rédaction de notre rapport. Elles se révèlent actuellement moins chères que celles basées sur les énergies fossiles.

Et dans le domaine de l’économie ?

Les évolutions sont plus lentes car la discipline peine à traiter des défaillances de marché et des externalités que représentent les émissions de gaz à effet de serre. Pour beaucoup, la question s’arrête à déterminer un prix au carbone. Or, la vraie interrogation serait plutôt de savoir comment on passe d’un modèle économique basé sur un risque extrême à un modèle basé sur des changements systémiques dans les trois secteurs clefs que sont les villes, l’énergie et les transports.

L’environnement et le climat intéressent encore peu l’économie

Vous avez passé 50 années d’études économiques en revue, il y a de cela 2 ans, et seul un petit nombre abordait des questions environnementales. Qu’en retirez-vous ?

Les sciences économiques sont lentes à étudier le sujet. Il n’est pas encore assez pris en compte dans l‘enseignement et la recherche. La discipline tend à se concentrer sur la macro-économie, la micro-économie, l’utilisation des données ou encore les politiques économiques. Je pense que cela va changer avec les nouvelles générations qui prennent le sujet du climat au sérieux et veulent l’intégrer à leurs travaux. 

Pourquoi l’économie néglige, voire ignore, le changement climatique ?

L’économie se montre très conservatrice, il y a des manières de voir et de faire à respecter notamment dans l’évaluation de la performance. De fait, il y a un attachement à des modèles qui ont pu fonctionner de par le passé. De surcroit, aborder les sujets environnementaux peut être perçu comme un frein, voire un risque, pour la carrière académique et professionnelle de nombreux économistes. Ils sont soumis à la pression du formalisme et de publier des articles dans des revues. Le conservatisme conduit à une aversion pour le risque dans le domaine des sciences économiques, c’est dommage.

À ce conservatisme s’ajoute une réticence à aller trop loin dans la discussion politique et à discuter les valeurs en préférant rester sur ce qui est mesurable. Je pense que c’est une erreur car l’économie reste de la politique. On ne peut pas faire de politique sans économie et d’économie sans politique. Nous devons être précis sur ce que nous, les humains, faisons et quelles valeurs nous voulons discuter.

En économie, l’externalité, négative ou positive, désigne l’impact d’une activité (production, consommation…) sur son environnement économique, humain ou naturel. Par exemple, la pollution liée à l’activité d’une entreprise est une externalité négative. Cette notion d’externalité a été conceptualisée par l’économiste Pigou depuis plusieurs décennies et reste toujours pertinente aujourd’hui. Pourquoi la discipline hésite encore à aborder les enjeux environnementaux ?

Il y a 100 ans, Pigou a très bien identifié une partie du problème. L’idée avancée par Pigou, selon laquelle ceux qui infligent un dommage aux autres ou à l’environnement doivent payer, demeure très importante en économie. Elle doit entrer en vigueur tant pour les émissions de gaz à effet de serre que pour les dégradations infligées à la biodiversité. Les économistes acceptent les idées de Pigou, mais le souci est qu’ils s’arrêtent là et ne vont pas plus loin.

En effet, il est trop simpliste d’affirmer qu’il n’existe qu’une seule réponse à la question des externalités posée par Pigou en économie. La réponse aux enjeux écologiques est plus profonde et complexe, elle doit intégrer les apports de Pigou sur les externalités, mais sans se limiter à eux-seuls. L’idée d’externalité ne vous dit pas qu’il faut agir vite, elle aide juste à identifier la bonne décision et ignore d’autres défaillances du marché. Par exemple, elle n’indique pas de manière concrète comment ni dans quelles proportions financer la recherche et le développement de solutions, ni comment faire évoluer les réglementations. Enfin, la théorie de l’externalité de Pigou peine à prendre en compte le fonctionnement en réseau et les interconnexions des secteurs économiques et en leur sein.

Est-ce que les économistes ne veulent pas reconnaitre les limites de la croissance et qu’elle peut être une partie du problème ?

Selon moi, nous ne résoudrons pas les problèmes en allant vers une croissance-zéro. Nous ne pouvons pas envisager de n’avoir aucune consommation et encore moins zéro population, mais nous devons viser le zéro-émission de gaz à effet de serre et cesser nos atteintes à la biodiversité. Il faut revoir en conséquences notre production et notre consommation, nous pouvons y parvenir rapidement.

L’économie moderne se fonde en partie sur la reconnaissance de la propriété privée, est-ce que les économistes n’ont pas des difficultés à reconnaitre l’importance des biens communs, dont le climat ?

Bien que la notion de biens communs ou de biens publiques soit ancienne en économie, elle existe depuis le XIXe siècle, elle commence à être plus sérieusement prise en compte car les dommages sur l’environnement et la planète sont plus visibles. La science économique s’améliore dans sa prise en considération de l’importance des biens communs surtout après les décennies 1980 et 1990, durant lesquelles beaucoup pensaient que les gouvernements devaient se désengager de nombreux secteurs. Je pense que ce fondamentaliste économique étriqué a été remplacé par une visions plus centrée sur la collaboration entre le secteur publique et privé afin de mieux gérer les biens communs. Toutefois, je demeure inquiet que ce mouvement n’aille pas assez vite.

Fixer un prix du carbone seul ne suffira pas

Comment les économistes peuvent-ils aider les décideurs politiques et les entreprises à mieux prendre en compte la préservation de l’environnement ?

Les économistes doivent contribuer à mieux gérer les 4 grands systèmes que sont les villes, l’énergie, les transports et l’affectation d’usage des sols. Cela se fait en plusieurs étapes : évaluer et mesurer, proposer des idées pour mieux gérer, financer les investissements requis.

Les économistes peuvent apporter des idées pour accompagner le changement. Ils aident notamment à mesurer les dommages commis par nos comportements actuels, ce qui doit convaincre de la nécessité de changer afin de préserver l’environnement. En soutenant la R&D, de nouvelles façons de faire peuvent émerger. Ce sont des défis très stimulants à relever.

Existe-t-il d’autres outils économiques que de mettre un prix sur le carbone afin de réduire nos émissions de gaz à effet de serre ?

Fixer un prix au carbone reste bien sûr très important, mais il existe d’autres manières de procéder. Afin d’agir efficacement et rapidement, il faudra y associer les réglementations, les normes et la technologie. Ainsi, le passage de l’ampoule à incandescence aux LED s’est fait très rapidement en Europe, ce qui démontre que la réglementation et les normes jouent un rôle crucial. Pour accélérer les changements, il faut déterminer des échéances précises, comme interdire les voitures à essence d’ici 2035.

Certains de ces changements requièrent encore de la recherche, mais certaines technologies existent déjà et sont abordables. Il ne faut pas négliger les investissements. Il reste encore des pistes technologiques à explorer afin de développer par exemple des carburants zéro émission à partir de l’hydrogène.

Une des grandes critiques formulées à l’encontre des sciences économiques est leur incapacité à voir et prévoir les crises, comme la Grande Dépression de 1929 ou encore les subprimes de 2008, mais elles s’avèrent très efficaces pour les analyser et les comprendre après coup. Les économistes contemporains peuvent-ils réussir à prendre en compte la crise climatique avant qu’il ne soit trop tard ?

La science économique reste fortement basée sur la modélisation de données. Ce n’est pas une mauvaise chose, sauf que les données dont nous disposons généralement sont celles du passé. Elles aident pour établir des mesures et concevoir des modèles. Étant donné le développement de la crise climatique, nous devons être bien meilleurs et exhaustifs sur la question de l’anticipation. C’est pourquoi nous devons élaborer plus attentivement différents scénarios pour identifier plusieurs voies possibles pour l’avenir. La question d’anticipation, que ce soient des crises passées ou actuelles comme la crise écologique et la pandémie, ne concerne pas seulement les économistes mais l’ensemble des structures politiques et sociales. Il nous faut apprendre à écouter et entendre ce que la science dit tout en admettant nos faiblesses.

Que pensez-vous des idées de Green ou de Blue economy ?

Il est absolument fondamental que notre économie intègre le climat et la biodiversité, et de façon plus générale l’environnement dans lequel nous vivons. Il n’est pas possible de l’ignorer sinon nous allons endommager de manière irréversible l’environnement, ce qui nuira à notre futur et donc à notre économie. Pour aller plus loin, cela revient à nous questionner sur qui nous sommes et sur nos relations avec l’environnement. Il faut cesser d’avoir une vision parcellaire et étriquée de l’économie qui ignore les dégâts que nous causons, c’est devenu une nécessité. Il y a de nombreux arguments qui plaident en faveur des devoirs et des responsabilités que nous devons avoir envers l’environnement et les générations futures.

 Avez-vous un conseil pour un économiste qui aimerait s’impliquer plus sur les questions environnementales ?

Bien sûr ! Intéressez-vous à ce domaine. Le sujet est extraordinairement important et fascinant. Il s’agit du meilleur, mais aussi du plus difficile, des sujets à traiter en économie. Elle permet d’aborder de multiples questions comme celles de l’incertitude ou comment changer rapidement. stern stern

Propos recueillis par Julien Leprovost et Louise Thiers

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