La finance s’oriente désormais de façon évidente vers l’intégration de facteurs environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance et la fabrication de produits visant un impact positif. Le social demeure pourtant le parent pauvre de la finance responsable. Si la finance verte a connu une dynamique d’innovation et une mobilisation réelle des acteurs, conduisant à la création de méthodologies de plus en plus robustes qui irriguent l’ensemble des produits financiers, même s’il faut sans doute aller beaucoup plus loin encore, le social demeure encore insuffisamment travaillé. Il faut s’assurer que les deux dimensions progressent pour faire de la responsabilité de la finance une promesse tenue.
Des préoccupations sociales de longue date
La finance responsable est d’abord née de préoccupations sociales. Ce fut historiquement d’abord le cas avec le développement de la mutualisation du risque par les assurances sociales. Les sociétés de secours mutuel du XIXe siècle qui préfigurent la mutualité, organisées par métier et permettant d’offrir des secours en cas de maladie, d’infirmité, d’accident, de chômage ou de décès, servant parfois de caisses de grève, constituent le
premier embryon d’une autre finance. Elle perdure aujourd’hui et se traduit dans le mouvement mutualiste par un partage plus solidaire des risques, le développement de réseaux de soins et d’optique qui favorisent l’accès à la santé pour tous, comme par la définition de standards de solidarité – absence de tarification en fonction de l’âge par exemple, importance de l’action sociale. En 1848, Proudhon propose la création d’une « banque du peuple », qui doit permettre de réaliser une véritable démocratie économique grâce au « crédit mutuel et gratuit ». Celui-ci
donnerait la possibilité aux travailleurs de posséder le capital qui leur manque pour s’affranchir des propriétaires. Si les banques mutualistes continuent de constituer une part significative de l’offre française (Crédit mutuel, Crédit agricole, groupe BPCE), leur différence s’estompe souvent avec les autres réseaux bancaires. Cette préoccupation est encore présente au sein de la finance solidaire, qui se développe à partir des années 1980. Revient alors la question de la banque éthique, qui associe à la notion de coopérative financière l’utilité sociale des financements accordés (voir par exemple la création de la Nef ou de la banque Triodos). Naissent également plusieurs organisations qui souhaitent utiliser la finance pour réduire la fracture bancaire par le financement des publics défavorisés qui peinent à accéder au crédit pour financer leurs projets (création de l’ADIE et de France Active). La finance solidaire permet également de financer l’insertion par le logement des plus démunis (Habitat et Humanisme, Fondation Abbé-Pierre). Dans tous ces cas, il s’agit toujours de trouver un financement de marché pour des opérations à fort impact social. La finance solidaire s’appuie alors – à la différence de la philanthropie qui repose sur le don –, sur la mise en œuvre de véritables modèles économiques qui, s’ils ne permettent pas de dégager une rentabilité forte, font le choix de l’impact social d’abord. Ce choix réduit bien sûr la capacité de certains acteurs de l’économie sociale et solidaire à servir des revenus importants à leurs actionnaires. Typiquement, le financement d’une entreprise d’insertion par l’activité économique de jeunes aveugles ne permet pas de dégager la
rentabilité de son concurrent classique. La finance solidaire propose donc des produits d’épargne qui permettent de financer des projets à forte utilité sociale. La technique dominante en matière de finance solidaire consiste
à réserver jusqu’à 10 % des sommes du produit d’épargne à des projets qui privilégient l’impact social sur la rentabilité, les 90 % restants privilégiant la rentabilité sur l’impact social, sans l’exclure. Le label solidaire Finansol impose même que les 90 % restants soient gérés de façon socialement responsable, c’est-à-dire en investissant dans des entreprises vertueuses sur le plan environnemental et social.
L’importance du mouvement syndical dans l’essor de la finance responsable
Sans remonter aux monts de piété ou aux origines quakers de la finance responsable anglosaxonne et même si, en France également, des acteurs animés de convictions religieuses ont contribué à structurer certaines solutions financières, de la Fondation Abbé-Pierre au père Devert et à la structuration d’un produit responsable par la Fondation Notre-Dame, il
n’en demeure pas moins que la prégnance historique des thèmes sociaux aura conduit le mouvement syndical à jouer un rôle significatif dans l’essor de cette autre finance. L’accès du grand public à des produits responsables s’est historiquement concentré sur les produits d’épargne salariale depuis 2002 sous l’impulsion des quatre organisations syndicales (CFDT, CGT, CFTC, CFE-CGC) réunies au sein du Comité intersyndical de l’épargne salariale (CIES). Le CIES a créé le premier label français d’investissement
socialement responsable et promeut le choix par les entreprises de supports responsables pour les fonds d’épargne salariale. Edmond Maire, ancien secrétaire général de la CFDT, obtient qu’un fonds solidaire soit nécessairement proposé en épargne salariale, ce qui permet l’essor de la finance solidaire. Parallèlement, des syndicats contribuent à la reprise par Nicole Notat de l’ARESE qui devient Vigéo, agence pionnière de notation extra-financière, pour encourager la prise en compte de facteurs extra-financiers dans la décision d’investissement et favoriser la diffusion de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Parallèlement, la création du premier fonds de pension français, le régime additionnel de la
fonction publique (RAFP), a conduit ses administrateurs employeurs et syndicaux, pour bien distinguer leur action d’investisseur de long terme de l’image erronée d’un fonds spéculatif, à développer une démarche d’investissement responsable. Ce mouvement s’est poursuivi dans le cadre des missions de service public des acteurs publics de la retraite et notamment du Fonds de réserve des retraites (FRR) et de l’Institution de retraite complémentaire des agents non titulaires de l’État et des collectivités publiques, l’IRCANTEC. L’implication des administrateurs issus du mouvement syndical dans cette démarche de gestion responsable
des fonds s’est traduite de façon idéal-typique par la mise en réseau de ces administrateurs sous l’impulsion de l’élu écologiste Éric Loiselet, au sein du Réseau des administrateurs pour l’investissement responsable (RAIR) : il rassemble principalement des militants d’organisations syndicales concurrentes mais qui se retrouvent dans la volonté d’expérimenter une gestion alternative, facteur de développement durable. Le même rôle
d’entraînement est également à l’œuvre dans le développement de la finance responsable dans des groupes paritaires de protection sociale puis dans la bascule de l’intégralité des réserves de l’AGIRC-ARRCO en ISR.
Cette gestion socialement responsable s’appuie alors sur la sélection des entreprises les plus vertueuses sur le plan social et environnemental, le suivi des controverses des sociétés en portefeuille pour les inviter à mieux faire ou désinvestir le cas échéant, et l’utilisation des actions détenues pour nouer un dialogue actionnarial encourageant les émetteurs à adopter
les meilleures pratiques. Si se développent désormais en France des pratiques d’exclusion de secteurs controversés comme le charbon ou le tabac, l’ISR repose néanmoins traditionnellement dans l’Hexagone sur un processus rigoureux de sélection et d’accompagnement vers les meilleures pratiques des entreprises plutôt que sur l’exclusion de secteurs comme la pornographie ou l’armement au nom de principes éthiques. Cette
approche classique de l’ISR, adaptée à la gestion des investisseurs institutionnels, manque en revanche de lisibilité pour l’épargnant et peine à répondre de ses impacts réels. Développer une finance qui démontre son impact positif, en matière environnementale comme en matière sociale, constitue le nouvel horizon de la finance responsable.