Les entreprises ont un rôle stratégique pour changer la donne mais comment faire dans un système qui est enclavé ?
Interview de Fabrice Bonnifet, président du C3d, réalisée par Novethic :
“La RSE traditionnelle doit faire place à la Responsabilité morale des Entreprises”.
2020 doit être une décennie décisive pour le changement de système économique. Face au dérèglement climatique, à l’effondrement de la biodiversité et à la montée des inégalités, les entreprises ont un rôle à jouer mais doivent bouleverser leurs business models. Et les directeurs développement durable sont aux avant-postes, explique Fabrice Bonnifet, président du C3D, le collège des directeurs développement durable et Directeur Développement Durable de Bouygues.
Lors de vos vœux à la communauté des Directeurs développement durable, vous avez dressé un constat alarmiste sur l’état de de la planète et le rôle des entreprises. La logique de Responsabilité sociétale des entreprises RSE) n’a-t-elle servi à rien ?
Fabrice Bonnifet. Ces dernières années ont vraiment permis une prise de conscience de la part de tous les acteurs économiques et financiers. Mais cela n’a pas permis de modifier les modèles d’affaires. 50 ans après le rapport du Club de Rome, notre modèle de développement est toujours basé sur la prédation du vivant et des ressources naturelles pour améliorer le confort matériel d’une minorité de terriens sans forcément contribuer à leur bonheur. En cela, la RSE, la responsabilité sociétale traditionnelle, c’est-à-dire de conformité, est clairement insuffisante. Elle doit être rapidement remplacée par la RME, la responsabilité morale des entreprises.
Faut-il placer l’action des entreprises sur le terrain de la morale quand on demande depuis ses débuts à la RSE d’être plus orientée performance et entreprise ?
Il s’agit de pouvoir regarder ses enfants ou les générations futures dans les yeux. Nous vivons une période de crise majeure en termes de climat, de biodiversité, d’inégalités sociales… Ne pas agir ou faire semblant d’agir peut aujourd’hui être assimilé à un crime contre l’Humanité. Les procès pour écocides vont se développer, menés contre des villes, des États et des entreprises. Il y aura aussi des sanctions du marché, avec des boycotts de consommateurs ou de talents. Ces enjeux juridiques, économiques et même financiers sont une épée de Damoclès mais aussi un fort levier d’accélération du changement.
Ce nouveau récit, appliqué aux entreprises, peut-il être celui des “entreprises contributives” que vous appelez de vos vœux ?
Les entreprises ont un rôle stratégique pour changer la donne. Je crois à la force d’entrainement de 4 à 5 % de grandes entreprises engagés, comme Danone, Unilever ou Bouygues, pour impulser le virage. Elles doivent s’orienter vers le modèle des entreprises contributives. C’est-à-dire produisant des biens et services qui concourent à une planète désirable aujourd’hui et pour les générations futures. Nous devons faire en sorte que ces modèles deviennent la norme.
Comment le faire dans un système où les “modèles alternatifs ne peuvent rivaliser en termes de rentabilité avec les modèles classiques de l’économie néo-libérale”, selon vos propres mots ?
Le modèle de l’économie contributive est rentable. Mais le sera-t-il encore plus que le modèle linéaire, prédateur ? Je ne suis pas sûr et je pense que ce n’est même plus la question. Nous avons fait de l’argent sur des écosystèmes gratuits, que l’on a dégradé et qui ne peuvent rien revendiquer. Il s’agit aujourd’hui de changer notre modèle de mesure, du PIB à la comptabilité de l’entreprise, et travailler sur le modèle d’une prospérité sans croissance des flux physiques.
Quel est le rôle des directeurs développement durable dans cette optique ?
Nous ne devons pas être de gentils lanceurs d’alerte, les “bouffons” bienveillants des directions générales ou encore l’alibi de l’inaction chronique ou de démarches anecdotiques. Nous ne pouvons pas nous dérober. Il faut faire preuve de courage en impulsant le changement de modèle dans nos entreprises, en les confrontant aux modèles scientifiques. Plus que jamais nous devons mobiliser nos compétences de vigie, de défricheurs, d’influence et de mobilisation. Les prochaines années seront complexes, avec des injonctions contradictoires, car le système va devoir se changer de lui-même, de l’intérieur. Au C3D, nous lançons quatre chantiers pour se faire : sur la comptabilité, la formation des collaborateurs, l’accélération des mécanismes de prise de conscience et le développement des modèles économiques contributifs. Cette décennie sera décisive, il s’agit de choisir entre le chaos ou le sursaut.