Depuis la mi-décembre, les taux d’intérêt sur les dettes souveraines européennes se sont tendus d’environ 45 pdb ce qui correspond à un drawdown en prix de près de 5%. Il s’agit de remettre en perspective ce mouvement de taux en répondant à 3 questions : i) si la tension obligataire se poursuit, est-ce qu’elle peut remettre en cause les trajectoires baissières à moyen terme sur les dettes publiques ? ii) A quel moment, il faut évoquer qu’une hausse des taux constitue un « choc obligataire » ? iii) Quelle peut être la réaction de la BCE face à cette hausse des rendements obligataires ?
Une poursuite de la tension obligataire ne remettrait pas en question la soutenabilité des dettes publiques européennes
Le taux apparent de la dette publique rapporte les intérêts versés sur une année au stock total de dette. Il s’apparente à un taux d’intérêt composite de la dette, et il est fonction de la chronique passée des taux d’intérêt et de la duration de l’endettement. En 2020, le taux apparent de la dette française était de 1.12% et la duration de la dette s’établissait autour de 9 ans.
Pour évaluer dans quelle mesure une tension obligataire serait susceptible de remettre en question la soutenabilité de la dette, Groupama AM a simulé l’évolution du taux apparent de la dette publique française selon 3 différentes trajectoires d’OAT 10 ans : un OAT stable à 0%, un OAT qui s’établit dès maintenant à 0.75% et qui y reste, et un OAT qui remonte à 1.50% et s’y maintient également sur toute la prochaine décennie. Dans le premier cas, le taux apparent poursuit sa baisse et converge pratiquement vers 0%. Dans le deuxième cas, il baisse encore les 3 prochaines années puis se stabilise autour de 0.8%. Enfin, dans le scénario le plus agressif, le taux apparent diminue toujours pendant 3 ans puis remonte progressivement pour atteindre 1.30% en 2030.
l’analyse montre donc que dans tous ces scénarios, le taux apparent de la dette publique française reste très bas (graphique 1). En fait, il bénéficie à la fois de l’inertie aux mouvements de taux d’intérêt et de l’allongement progressif de la duration qui accentue cette inertie. Et surtout, les taux apparents de la dette sont très en-deçà de la croissance nominale, y compris dans le cas d’une remontée de l’OAT à 1.50% (graphique 2). Ainsi, un désendettement est toujours envisageable même après une remontée significative des taux d’intérêt.
Si hausse des taux d’intérêt long terme se poursuit, le terme de « choc obligataire » sera évoqué.
Au fur et à mesure de la baisse des taux d’intérêt, la duration des indices obligataires a fortement augmenté (graphique 3). C’est pourquoi, la dévalorisation d’un actif obligataire est aujourd’hui obtenue avec une moindre hausse des taux d’intérêt que par le passé. Il n’existe pas de définition formelle d’un « choc obligataire », tout comme il n’existe pas de définition précise d’un « krach boursier ». Un « choc obligataire » comme un mouvement supérieur à 2 écarts-type sur une période relativement courte de 3 mois. Avec la hausse de la duration des portefeuilles, cette définition du « choc obligataire » a donc évolué : au début des années 2000, cela correspondait à une tension d’environ 75 pdb sur 3 mois du taux 10 ans composite européen ; aujourd’hui, avec la hausse de la duration, ce même « choc obligataire » correspond à une hausse du taux 10 ans composite européen de seulement 45 pdb toujours sur 3 mois.
Sur les 3 derniers mois, le taux composite européen s’est tendu d’environ 30 pdb, et depuis le point bas de mi-décembre, la tension s’élève à 45 pdb (graphique 4). A ce stade, cela ne constitue donc pas à proprement parler un « choc obligataire ». Cependant, l’observation d’un benchmark obligataire en prix montre que les drawdowns sont plus importants sur la dernière décennie au fur et à mesure de la hausse de la duration.
A titre d’illustration, l’émission autrichienne 100 ans émise l’année dernière a subi un drawdown de 40% depuis la mi-décembre ! Désormais, le rendement de cette dette s’établit à 1%. Si le thème de l’inflation prend de l’ampleur, la prime d’inflation continuera de se reconstituer. Et si l’épargnant autrichien exige demain un rendement de 2% pour assumer le risque d’inflation, le rendement de ce papier doit se tendre encore de 90pdb (de 1.10% actuellement à 2.0%), ce qui impliquerait une baisse supplémentaire de près de 50% ! Par conséquent, tant qu’il y subsiste de l’incertitude sur les perspectives d’inflation, il est très possible que les investisseurs ne se précipitent pas pour acheter ce papier. Donc s’il n’y a pas de « force de rappel » à l’achat, le risque est que le momentum baissier se poursuive. Et cet exemple « à la limite » peut aussi se transposer sur des maturités moins longues.
La BCE ne peut pas se permettre un comportement de « benign neglect » face à ce mouvement de taux
Pour mémoire, la BCE s’est donnée depuis cette année un objectif intermédiaire consistant à maintenir les « conditions de financement favorables ». Par cet objectif intermédiaire, la BCE améliore sa « forward guidance », ce qui diminue les incertitudes et ce faisant les primes de risque. Cet objectif intermédiaire doit permettre de mieux parvenir à l’objectif final toujours défini comme la stabilité des prix, mais désormais élargi aux anticipations d’inflation à moyen/long terme. Selon la BCE, ces conditions de financement reposent sur une multiplicité d’indicateurs justifiant l’expression d’approche « holistique » : elles comportent d’une part des indicateurs de marché (upstream) et d’autre part, des indicateurs reflétant la situation de crédit (downstream). l’interprétation des travaux de la BCE sur ce sujet est que les indicateurs de marché comportent 2 piliers, à savoir d’un côté les taux d’intérêt (3 mois, 10 ans, …) et d’un autre côté les spread (prime de terme, spread corporate, spread souverain) ; et les indicateurs de crédit comportent 2 autres piliers distinguant le comportement bancaire (enquête trimestrielle de la BCE auprès des banques) des données mensuelles de crédit (consommation, entreprises, habitat).
Ainsi, les taux d’intérêt de marché ne sont qu’un seul des 4 piliers de ces conditions de financement. Les travaux économiques réalisés ont montré que ce pilier de taux d’intérêt était moins déterminant sur l’activité que les 2 piliers de spread et de comportement bancaire. A cet égard, la hausse de l’aversion des banques à prêter au second semestre 2020 constituait un mouvement plus perturbateur sur l’économie que ne l’est la récente tension obligataire. Cependant, la BCE ne peut pas non plus ignorer ce mouvement de taux pour deux raisons. D’une part, à l’instar de mars 2020, un comportement de « benign neglect » est susceptible d’amplifier la tension obligataire et de provoquer une baisse inappropriée des actifs risqués, singulièrement du crédit qui aurait alors un impact adverse sur l’économie réelle. D’autre part, cette tension des taux intervient simultanément avec une appréciation de l’euro qui peut s’amplifier si la thématique des « déficits jumeaux » américains se répand.
Au final, même si la tension obligataire reflète en grande partie l’amélioration des perspectives de la Zone euro, la BCE peut difficilement s’en tenir à un « benign neglect ». Lors de sa prochaine réunion, elle devrait maintenir le rythme des achats d’actifs dans le cadre du PEPP (80 milliards / mois), et montrer très clairement qu’elle est « concernée par les mouvements de marché ». A ce stade, le risque est que la BCE déçoive les marchés.
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