Tout comme dans nos vies, le numérique a été omniprésent dans la crise sanitaire. La hausse spectaculaire de certains usages a permis d’assurer la continuité de la vie économique et sociale alors que la moitié de l’humanité était confinée, et l’exploitation des données a contribué à faire avancer la recherche scientifique à une vitesse inédite. Toutefois, c’est son utilisation dans le cadre de dispositifs de gestion de crise, et plus particulièrement de contrôle des restrictions sanitaires, qui pose les questions les plus difficiles. Celles-ci constituent également l’objet du présent rapport : “CRISES SANITAIRES ET OUTILS NUMÉRIQUES : RÉPONDRE AVEC EFFICACITÉ POUR RETROUVER NOS LIBERTÉS“.
Ce rapport d’information fait au nom de la Délégation à la prospective a été écrit par trois sénateurs : Véronique Guillotin (mouvement radical), Christine Lavarde (républicain), et René-Paul Savary (républicain).
Des mesures intrusives mais plus ciblées et limitées dans le temps
Le présent rapport propose de recourir bien plus fortement aux outils numériques dans le cadre de la gestion des crises sanitaires ou des crises comparables (catastrophe naturelle, industrielle etc.), notamment en vue de contrôler au niveau individuel le respect des mesures imposées par la situation, et y compris si cela implique d’exploiter des données de manière intrusive et dérogatoire.
En contrepartie, ces mesures pourraient être bien plus limitées, à la fois dans leur nature, dans le nombre de personnes concernées, et dans la durée, épargnant à la société les conséquences de confinements prolongés et de restrictions générales. Pour reprendre l’exemple évoqué au début de la deuxième partie du présent rapport, on pourrait imaginer que seules les personnes diagnostiquées positives, soit moins de 0,1 % de la population fin mai 2021, soient soumises à des mesures d’isolement, mais que ces mesures soient étroitement contrôlées (par une géolocalisation en direct par exemple) et sévèrement sanctionnées (par une amende prélevée automatiquement, par exemple). Aucune autre restriction ne serait imposée au reste de la population ni à la vie économique et sociale en générale, et l’épidémie pourrait être freinée plus vite.
Dans un tel exemple, des technologies intrusives sont nécessaires, et des traitements de données dérogatoires aussi : il s’agit en effet de croiser des données personnelles, y compris des données sensibles relatives à l’état de santé, avec des données de géolocalisation et des données bancaires. Rien d’impossible techniquement, et rien de très exceptionnel en comparaison de ce que font les GAFA à des fins purement commerciales mais, s’agissant de l’État, de l’intérêt général et de la santé publique, il s’agirait d’une grande nouveauté.
Garantir le respect des mesures sanitaires
La grande spécificité de la crise du Covid-19, et le cœur du présent rapport, concerne le recours aux nouvelles technologies dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire, en particulier pour assurer ou contrôler le respect des restrictions sanitaires : applications de contact tracing, de tracking ou de géolocalisation, pass et passeport sanitaires, utilisation de drones ou de caméras thermiques etc. – sans compter les immenses perspectives – et les risques associés – qu’ouvrent les technologies numériques pour l’avenir.
La Chine : une mobilisation numérique générale liée à la crise sanitaire
La Chine a, sans ambigüité, privilégié la lutte contre la menace sanitaire par rapport à la protection des libertés individuelles, en particulier la liberté d’aller et venir et celle d’avoir une vie privée.
Si le modèle chinois n’est évidemment pas transposable aux pays occidentaux, on ne peut pas, pour autant, se satisfaire d’une simple posture d’indignation : la stratégie chinoise est, globalement, une grande réussite sur le plan sanitaire, avec officiellement 4 846 morts pour 1,4 milliard d’habitants, soit 3 morts par million d’habitants, quand la France seule compte plus de 100 000 morts, soit 1 633 morts par million d’habitants.
Au travers de multiples initiatives, souvent locales ou sectorielles, la Chine a fait un usage intensif – et bien documenté – de la vidéosurveillance avec reconnaissance faciale pour contrôler le respect des restrictions (déplacements, port du masque etc.). Parmi les 20 villes du monde les plus équipées en caméras de surveillance dans l’espace public, 18 dont chinoises.
Le premier pass sanitaire
Premier pays touché mais aussi premier pays à lever les restrictions, la Chine a, dès le mois de mars 2020, mis en place un dispositif analogue à ce qu’est aujourd’hui le « pass sanitaire », adopté par la France et la plupart des pays européens (cf. infra). À l’époque, pourtant, il était bon ton de s’inquiéter de la « surveillance généralisée » induite par un tel dispositif, de l’avènement d’une « dictature sanitaire » et du « virus de l’autoritarisme ».
Hong Kong : bracelet électronique ou smartphone ?
Face à la crise sanitaire, et comme les pays voisins, Hong Kong a pris des mesures précoces, vigoureuses et largement fondées sur le recours au numérique : contact tracing intrusif et minutieux pour les personnes contaminées ou à risque, fondé sur l’exploitation de multiples données (avions, trains, immeubles etc.), contrôles systématiques aux frontières avec déclaration sanitaire, quarantaine obligatoire dans des centres dédiés etc. Il a cependant fallu attendre le 25 mars pour que le gouvernement se résolve à fermer la frontière avec la Chine continentale, ce qui a sans doute affaibli la stratégie sanitaire de Hong Kong. En fait, et peut-être encore davantage qu’ailleurs, l’autodiscipline et la solidarité communautaire semblent avoir joué un rôle important pour freiner l’épidémie, de même que l’expérience des récentes épidémies, expliquant la priorité accordée très tôt aux masques.
Le Japon : pas de numérique… pas de Jeux olympiques ?
Parmi les pays évoqués ici, le Japon est, de loin, celui qui a le moins recouru à des mesures fortes, et a fortiori à des outils numériques. L’Archipel n’a ainsi jamais décrété de confinement, n’a pas mené de campagne de dépistage massif, n’a pas utilisé d’application de contact tracing, n’a pas surveillé le respect des mesures de quarantaine, et n’a réussi à vacciner qu’une petite minorité de sa population (environ 6 % à ce jour pour deux doses).
Les outils numériques pourraient permettre d’exercer un contrôle effectif, exhaustif et en temps réel du respect des restrictions par la population, assorti le cas échéant de sanctions dissuasives, et fondé sur une exploitation des données personnelles encore plus dérogatoire.
De nombreux cas d’usages sont possibles, et notamment :
- Le contrôle des déplacements : bracelet électronique pour contrôler le respect de la quarantaine, désactivation du pass pour les transports en commun, détection automatique de la plaque d’immatriculation par les radars, portiques de contrôle dans les magasins, caméras thermiques dans les restaurants etc. ;
Le numérique permettrait d’adopter une toute autre logique : au lieu de repérer une fraction dérisoire des infractions mais de les sanctionner très sévèrement, il serait théoriquement possible d’atteindre un taux de contrôle de 100 %, et d’alléger les règles en conséquence.
Une sensibilité coûteuse et mal placée
Si la sensibilité française à toute collecte et croisement de données personnelles par les autorités peut se comprendre, au regard notamment de l’histoire, la crise sanitaire a aussi montré que cette sensibilité avait un prix élevé. Mais surtout, cette sensibilité apparaît en réalité infondée, ou plus exactement décalée ou mal placée, pour plusieurs raisons qu’il convient de détailler ici.
En effet, ce n’est qu’en interrogeant les fondements mêmes de ce tabou qu’il sera possible de le dépasser, pour s’attacher enfin à trouver d’autres solutions permettant à la fois de protéger la vie privée des citoyens et de bénéficier des avantages du numérique.
La mauvaise excuse des dictatures
L’un des arguments les plus fréquemment évoqués à l’encontre du recours au numérique dans la lutte contre le Covid-19 est qu’il s’agirait de méthodes caractéristiques de régimes autoritaires et autres « dictatures numériques » que l’on trouve surtout en Asie. Cet argument, à la subtilité douteuse, appelle deux réponses.
Le pass sanitaire : l’outil principal de la sortie de crise sanitaire
« Crisis Data Hub » rappelle le modèle du Health Data Hub – à cela près que le Health Data Hub ne centralise que des données médicales et pseudonymisées mais qu’il le fait massivement et en permanence, alors que le Crisis Data Hub (CDH) centraliserait des données plus diverses (géolocalisation etc.) et le cas échéant nominatives, mais qu’il le ferait de façon plus ciblée et surtout pendant une période plus limitée. Seules les données pertinentes au regard de telle ou telle crise seraient concernées, qu’il s’agisse de la nature des données ou d’un « filtre » géographique ou individuel, en application du principe de riposte graduée.
Le CDH serait ainsi à la gestion numérique d’une crise sanitaire ce que l’EPRUS aurait dû être sa gestion logistique – si cet établissement public créé au lendemain de l’épidémie de H1N1 n’avait pas été dissous en 2016, avec les lourdes conséquences identifiées depuis.