Enjeux et limites de l’analyse extra-financière

Par Sylvie Malécot,
Président de Millenium I-Research

Gérants d’actifs et investisseurs institutionnels déplorent l’hétérogénéité des méthodologies et le manque de moyens qui affectent le secteur de la notation ESG, en particulier dans sa dimension climat. La prise en compte régulée de critères ESG va accroître significativement le besoin de ressources et d’expertises pour conduire une analyse pertinente des risques et des opportunités ESG, et surtout climat. Le constat actuel montre une prise en compte trop limitée et insuffisamment explicite de ces risques dans la notation du crédit des entreprises par les agences financières, ce que Mark Carney, Gouverneur de la Banque d’Angleterre, appelle la « tragédie des horizons ».

L’appétit croissant des investisseurs pour les informations sur les pratiques environnementales, sociales ou de gouvernance des émetteurs, associé au développement des rapports portant sur la démarche de Responsabilité Sociale et Environnementale (RSE) des entreprises, ont encouragé la formation d’équipes spécialisées dans l’analyse extra-financière.

Celle-ci consiste à analyser les engagements ou indicateurs relatifs à la gestion des ressources humaines, aux enjeux sociétaux, à l’impact environnemental, à la déontologie et à l’organisation des émetteurs (entreprises, mais aussi agences gouvernementales, Etats, collectivités), afin de mettre en évidence leur implication dans la gestion des problématiques de développement durable et la pertinence des initiatives déployées. 

Trois niveaux d’implication des émetteurs sont généralement pris en compte dans l’analyse extra-financière : les engagements pris et les positionnements stratégiques, les politiques et les initiatives déployées, les résultats et les performances sur des indicateurs précis et mesurables.

Ainsi, l’analyse extra-financière est animée par un triple dessein :

  • Dépasser les limites de l’analyse financière en évaluant des éléments, parfois immatériels, qui ne sont pas ou peu couverts par l’analyse financière traditionnelle.
  • Identifier les émetteurs positionnés sur les nouveaux enjeux de société en lien avec le développement durable au sens large.
  • Evaluer la capacité des émetteurs à préserver et pérenniser leurs capacités de production.

Les enjeux étudiés par l’analyse extra-financière sont usuellement agrégés sous le sigle « ESG » : Environnement, Social/Sociétal et Gouvernance. Cette vision ternaire de l’analyse extra-financière apparaît souvent comme élémentaire, et les analystes extra-financiers se plaisent à séparer les enjeux découlant de la gestion ressources humaines des enjeux de société, pourtant tous regroupés sous la lette « S » du sigle ESG, tandis que les enjeux liés à l’organisation du management de l’entreprise sont bien souvent distingués des enjeux de déontologie, eux aussi regroupés sous le « G » de ESG.

Différentes théories sont venues alimenter l’analyse extra-financière, pour en dessiner les lignes directrices. Les principaux courants de pensée que l’on retrouve sont basés sur la théorie des parties prenantes (Freeman, 1984), selon laquelle l’entreprise doit tenir compte des besoins de chacune de ses parties prenantes (actionnaires, régulateur, salariés, clients, fournisseurs, société civile) pour prospérer. C’est notamment la théorie qui est reprise dans l’ISO 26000, l’un des textes de référence en matière de responsabilité sociétale des entreprises.

Une autre théorie met en lumière l’analyse extra-financière comme moyen d’appréhender la maîtrise, par les entreprises, des risques extra-financiers. Elle souligne que la meilleure gestion des enjeux sociaux et environnementaux permet aux entreprises de limiter les risques de conflits (sociaux comme opérationnels), et donc de s’assurer une bonne image et la pérennité de leur activité (Kurz, 2002).

Les questions étudiées par l’analyse extra-financière sont définies en fonction de l’activité commerciale (secteur d’activité) et/ou de la présence dans différents pays, tout en tenant compte des grands principes de développement durable érigés par des organisations internationales telles que l’Organisation des Nations Unies, l’Organisation Internationale du Travail ou encore l’Organisation de Coopération et de Développement Economique. Beaucoup de référentiels d’analyse extra-financière utilisés aujourd’hui sont également inspirés de protocoles normés tels que le guide de reporting extra-financier préparé par la Global Reporting Initiative ou les différentes normes ISO.

Enfin, l’analyse extra-financière aboutit à une évaluation de la démarche de RSE des émetteurs, transcrite au-travers d’une note chiffrée ou d’une classification plus qualitative. Cependant, il est important de noter qu’à l’heure actuelle, aucune méthodologie ne fait consensus sur le marché. 

La nécessité d’analyser des centaines d’entreprises selon de nombreux et nouveaux critères, le défi que représente l’accès à des données fiables et comparables dans le temps et dans l’espace ont contribué à l’émergence des agences d’analyse extra-financière. Si la première a vu le jour au début des années 80 en Angleterre, c’est vraiment la décennie 2000 qui voit leur essor. L’écosystème extra-financier se structure autour de centre de recherche et d’agences d’information et d’associations multi-parties prenantes.

Or, les approches et objectifs de l’analyse extra-financière divergent d’un acteur à l’autre, principalement pour des raisons culturelles. De plus, les agences de notation ont développé leurs compétences sur des enjeux ESG spécifiques, comme l’analyse des enjeux de gouvernance, la contribution au réchauffement climatique, la mise en oeuvre d’une démarche d’exclusion, l’analyse des Etats ou des émetteurs non cotés, etc. Alors que l’analyse des risques extra-financiers n’est encadrée par aucun régulateur, la Commission Européenne souhaite proposer une série de mesures visant à remédier à la situation en favorisant la prise en compte explicite des critères ESG dans le processus d’analyse des agences de notation financière. 

Les principales agences de notation extra-financière généralistes sont la résultante de fusions, acquisitions ou rapprochements entre acteurs historiques créés dans les années 90. Ces mouvements de consolidation s’expliquent en partie par le modèle économique rendu plus complexe par la recherche d’indépendance vis-à-vis des acteurs analysés et par la fragilité financière des agences pionnières. Cette consolidation s’amplifie ces dernières années.

Se pose clairement désormais la question de l’indépendance et des fondamentaux culturels des agences. Les trois agences de rating financier sont américaines, et l’agence européenne de notation peine à faire entendre une approche différente. La même hégémonie est à craindre sur les agences extra-financières, alors que les structures originelles sont pour l’essentiel européennes. 

En trois ans, l’américain ISS a fait l’acquisition de l’agence suédoise Ethix, du suisse South Pole, principal spécialiste de la notation sur le climat, et de l’Allemand Ökom Research, connu pour ses expertises sur les notations environnementales et ses analyses sur les sociétés non cotées et les Etats. 

Le Groupe Vigéo Eiris, fusion du français Vigéo, du belge Ethibel et du britannique Eiris, a annoncé en avril 2019 le rachat de son activité par l’un des poids lourds de la notation, l’américain Moody’s. Evénement d’autant plus marquant que, pour les investisseurs français, est associé à Vigéo le nom de sa fondatrice en 2002, et actuelle présidente, Nicole Notat, ancienne déléguée générale de la CFDT. Celle-ci présente le rachat comme une opération qui “anticipe les recommandations de la Commission européenne sur la finance responsable et des Principes pour l’investissement responsable, qui incitent les agences financières à venir affiner leurs modèles grâce à l’extra-financier“.

Chaque agence a développé sa propre méthodologie, et implicitement, fait donc le choix de critères prépondérants et secondaires, qui s’imposeront de fait à l’institutionnel qui utilise les analyses. C’est pourquoi les agences ont développé un service de conseil, qui leur permet de travailler conjointement avec l’investisseur institutionnel et de moduler les analyses selon son propre prisme de lecture.

Beaucoup d’institutionnels ont une démarche mixte, avec des outils d’analyses et de scoring propriétaires, mais en s’appuyant sur les expertises d’une ou plusieurs agences de notation. Certains, comme Groupama, publient même le détail de leurs partenariats, preuve que la démarche se veut transparente. Les asset owners et asset managers qui gèrent des actifs importants développent des modèles en croisant plusieurs sources externes de données. Mais cela a un coût, et nécessite une gouvernance des données structurée, qui valide la pertinence et la robustesse des indicateurs retenus. L’adaptation d’acteurs de taille plus modeste prendra du temps.