Défense et durabilité : vers une conciliation nécessaire ?

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L’invasion de l’Ukraine en 2022 et les signes de désengagement des États-Unis dans leur rôle de garants de la sécurité européenne ont profondément rebattu les cartes en matière de politique de défense. Longtemps marginalisé dans les portefeuilles d’investissements responsables. Le secteur de la défense revient sur le devant de la scène. Porté par un contexte géopolitique tendu et une prise de conscience des enjeux sécuritaires. Mais cette résurgence soulève une interrogation centrale pour les investisseurs engagés dans une démarche ESG (Environnement, Social, Gouvernance). Peut-on concilier défense et durabilité ? Une question à la croisée des impératifs éthiques, réglementaires et stratégiques.

Un cadre réglementaire encore flou mais évolutif

Le droit et les réglementations européennes en matière d’investissement responsable établissent des distinctions précises. Notamment entre les armements dits conventionnels et ceux qualifiés de non conventionnels ou controversés. Ces derniers, comme les armes chimiques, biologiques, les mines antipersonnel ou les armes à sous-munitions. Sont formellement exclus de nombreux dispositifs de labellisation, à l’image du label ISR français. Ces exclusions s’appuient sur des conventions internationales majeures, comme celles d’Ottawa (1997) ou d’Oslo (2008). Largement ratifiées par les pays de l’OCDE.

En revanche, aucune interdiction n’est actuellement formulée concernant les armements conventionnels. Ni la taxonomie verte de l’Union européenne. Ni les standards tels que la SFDR ou la future CSRD ne mentionnent explicitement ce type de défense. Juridiquement, rien ne s’oppose donc à l’investissement dans ce secteur. Ce qui ouvre la porte à des politiques d’interprétation et de mise en œuvre très différentes selon les acteurs de la finance durable.

Un secteur historiquement écarté de l’univers ESG

Malgré l’absence de cadre contraignant pour les armements conventionnels. Le secteur de la défense a longtemps été tenu à l’écart des portefeuilles ESG. Trois grandes raisons expliquent cette tendance.

D’abord, l’objection éthique : de nombreux investisseurs refusent de tirer profit d’un secteur étroitement lié aux conflits armés. Estimant qu’il serait moralement incompatible avec les principes de durabilité.

Ensuite, le manque de transparence : en raison des impératifs de secret défense. Il est souvent difficile d’accéder à des informations précises sur les produits, les clients ou les usages finaux. Ce déficit de visibilité accroît le risque de controverses, un critère disqualifiant pour bon nombre de stratégies ESG.

Enfin, une interprétation stricte du concept de durabilité dans le cadre de la SFDR. Qui repose notamment sur la notion de double matérialité (impact financier et extra-financier). Et sur l’analyse des incidences négatives des investissements. Nombreux sont les analystes qui estiment que les activités militaires, même conventionnelles. Génèrent des externalités trop néfastes pour être compatibles avec les objectifs d’un investissement durable.

Vers une réintégration stratégique du secteur dans les politiques ESG

Depuis 2022, le contexte géopolitique européen a radicalement changé. La guerre en Ukraine a souligné la vulnérabilité du continent face à des menaces extérieures, tandis que les États-Unis semblent vouloir se désengager progressivement de leur rôle de bouclier européen. Cette conjoncture a conduit les pays membres de l’Union européenne à réviser leur doctrine militaire et à engager des programmes massifs de réarmement.

L’exemple le plus emblématique est le plan « ReArm Europe », présenté par la Commission européenne en mars 2025, qui vise à renforcer l’autonomie stratégique et industrielle du continent. Plusieurs États membres, dont l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne, ont également revu à la hausse leurs budgets militaires. En parallèle, la France a lancé un produit d’épargne dédié à la défense, avec une ambition de collecte de 450 millions d’euros.

Dans ce nouveau paysage, certains investisseurs reconsidèrent leur position. Pour eux, la sécurité est désormais perçue comme un préalable incontournable à toute forme de développement durable, y compris sur le plan environnemental ou social. L’Objectif de Développement Durable (ODD) n°16 de l’ONU, qui promeut la paix et des institutions solides, est de plus en plus mobilisé pour justifier l’intégration du secteur défense dans une logique ESG élargie. La banque suédoise SEB, par exemple, a modifié sa politique ESG en 2022 pour autoriser à nouveau le financement de l’industrie de défense. Le gouvernement français, de son côté, plaide pour une lecture réaliste de la durabilité, où la stabilité institutionnelle et la sécurité collective forment la base des autres dimensions du développement durable.

La position évolutive d’Amplegest : concilier défense et responsabilité

Dans ce contexte en mutation, certaines sociétés de gestion, comme Amplegest, ont décidé d’ajuster leur politique d’investissement. Si l’exclusion des armes non conventionnelles reste inchangée, une nouvelle approche plus nuancée est désormais appliquée aux armements conventionnels. La société ne se fixe plus de seuil restrictif de chiffre d’affaires issu de la défense pour les fonds ISR, à condition que les entreprises concernées respectent les conventions internationales et fassent preuve de progrès en matière de performance ESG.

Cette position repose sur l’idée que la sécurité constitue un socle fondamental de la durabilité. Une conviction résumée de manière éloquente par l’ancienne ministre française des Armées, Florence Parly : « si nous nous mettons à considérer que la défense de nos citoyens n’est pas une activité durable, alors nous ne durerons pas bien longtemps ». Amplegest adopte ainsi une posture pragmatique, qui tente de réconcilier sécurité et responsabilité en maintenant des garde-fous stricts, notamment en matière d’exportation.

Un débat ouvert, entre réalités géopolitiques et impératifs éthiques

La place de la défense dans les portefeuilles ESG reste aujourd’hui un sujet de débat vif et complexe. Entre le respect des valeurs éthiques, la prise en compte des impacts négatifs et la nécessité de garantir la sécurité collective, les investisseurs sont appelés à faire des arbitrages difficiles. À l’heure où l’Europe réaffirme sa souveraineté militaire, la question n’est plus seulement de savoir si le secteur de la défense est « durable », mais de définir sous quelles conditions il peut le devenir.

La réévaluation en cours chez certains acteurs, comme Amplegest, marque une inflexion importante dans la doctrine ESG. Elle souligne surtout que la durabilité ne peut être pensée en vase clos, déconnectée des enjeux de stabilité géopolitique et institutionnelle. La sécurité, en somme, pourrait bien redevenir une condition sine qua non du progrès.

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